Est-ce une mode ? est-ce un mouvement de fond ? est-ce une conversion des professionnels de musées ? Le fait est que, ces derniers mois et encore ces jours-ci, j'entends parler de projets visant à "inventer" le musée du 21° siècle, ou bien à ouvrir le musée sur la société, ou encore à faire participer les habitants à la vie du musée. Des réseaux de musées, une université, des administrations nationales ou régionales, en Europe ou en Amérique, réunissent des muséologues, des politiques, des experts et les font "plancher". Quelles que soient les langues dans lesquelles cela s'exprime, les mots et les concepts sont les mêmes. Il s'agit de chercher à faire que le musée, les musées s'ouvrent au plus grand nombre, ces habitants qui ne viennent pas et ne sont jamais venus au musée, sauf dans leur enfance avec leur classe ou à l'étranger pendant leurs vacances en suivant le guide.
Par contre, les démarches ne sont pas toujours les mêmes. J'en distingue deux principales selon que l'on privilégie le musée ou le territoire.
Dans la plupart des cas, c'est le musée lui-même qui est l'objet de la réflexion, avec deux déclinaisons différentes, parfois opposées, parfois complémentaires: ouvrir le musée sur l'extérieur pour y faire entrer la population, ou bien faire sortir le musée de ses murs pour aller à la rencontre de la population. Ouvrir le musée signifie le rendre plus attractif, changer certaines activités ou la manière de les réaliser, adopter des modes de communication allant de la publicité plus ou moins ciblée à l'utilisation des réseaux sociaux., mais il s'agit toujours d'un "public" qui doit entrer dans le musée. Sortir de ses murs signifie au contraire pour le musée une révolution dans ses méthodes, l'investissement de nouveaux lieux, la prise de risques, notamment pour les collections utilisées, une collaboration avec des personnes et des structures extérieures au musée qui n'ont pas les mêmes goûts, les mêmes logiques, les mêmes objectifs. On reste cependant, pour l'essentiel dans le cadre de la collection du musée. La collection est un trésor que l'on veut partager avec le plus grand nombre, ce qui impose à l'institution d'inventer de nouvelles formes d'action.
L'autre démarche est très différente: il s'agit de considérer le territoire, qui peut être un quartier, toute la ville ou encore celle-ci avec la région qui l'entoure. Le musée devient alors une institution au service du territoire et de son patrimoine. Sa collection n'est plus que la partie enfermée (le trésor) du patrimoine commun, mais le musée dispose par ailleurs de locaux, de personnels, de compétences, de moyens techniques ou scientifiques, qui peuvent être utilisés pour des actions, des programmes, voire même une stratégie patrimoniale à moyen ou long terme, qui peuvent inclure l'inventaire du patrimoine, la "mise en valeur" d'éléments de ce patrimoine in situ, la création de réseaux d'acteurs, une implication dans des domaines de la vie culturelle, sociale, économique, politique, dans l'aménagement de l'espace, dans la revitalisation de ressources anciennes ou la création de productions nouvelles à partir de l'héritage immatériel, etc.
Enfin on doit prendre en compte l'existence, fréquente, de plusieurs musées, souvent de nature très différente, dans la même ville et sur le même territoire. Là ce n'est plus "le" musée qui doit changer, mais l'ensemble des musées, qui sont d'ailleurs de plus en plus reliés en réseaux ou "systèmes" de musées, qui incluent aussi les monuments, les sites, les parcs naturels. Je crois cependant que ces réseaux ont surtout pour but d'optimiser leurs ressources institutionnelles et d'harmoniser leurs programmes et leurs calendriers, leurs actions de communication. Le plus souvent ils parviennent à coordonner leurs tarifs et à créer des billets uniques pour faciliter la fréquentation touristique. Mais je ne suis pas sûr que les villes qui agissent ainsi aient vraiment la volonté de se doter d'une politique cohérente du patrimoine dans l'intérêt de leur population. Les musées restent des attractions touristiques, dont les statistiques de fréquentation constituent la meilleure preuve de succès.
Devant cette tendance à la remise en question des politiques muséales du XX° siècle, on peut poser quelques questions, par exemple:
- est-ce que les musées d'art, et surtout les musées de chefs d’œuvre, doivent rester l'étalon absolu de toute réflexion muséologique institutionnelle ?
- est-ce que la gouvernance des musées est capable d'accepter la participation des corps intermédiaires (associations par exemple) et d'habitants de toutes origines sociales à la décision aussi bien sur les programmes que sur les méthodes d'action et sur les langages utilisés ?
- est-il raisonnable de poursuivre les pratiques anciennes de la muséologie traditionnelle qui consomment la plus grande part des moyens disponibles, même en temps de crise: accroissement des collections à tout prix, création de nouveaux musées, construction ou extension de musées selon des concepts architecturaux spectaculaires où le contenant l'emporte sur le contenu et sur le service rendu ?
- existe-t-il encore deux niveaux de patrimoine: un patrimoine noble constitué par les collections des musées et par les monuments et sites classés, et un patrimoine "modeste" qui n'intéresse que des érudits locaux et des associations de village ?
Ce qui m'amène à penser que les musées, du moins ceux qui veulent sincèrement servir leur territoire et sa population, auraient intérêt à chercher de l'inspiration et des exemples de méthode, non pas dans des commissions d'experts, mais auprès des musées communautaires ou des écomusées qui ont déjà depuis vingt ou trente ans appliqué les principes déclarés en 1972 à Santiago du Chili, renouvelés en 1992 à Caracas, célébrés en 2012 pour le 40° anniversaire de Santiago. Car, manifestement, ce sont ces musées communautaires, petits et pauvres, sans collections de chefs d’œuvre, animés par des facilitateurs ou des coordinateurs parfois sans formation académique, qui ont pris au sérieux le principe de l'intégration sociale, du service à la communauté et qui l'appliquent au quotidien. Ils inventent des solutions simples, des modes d'organisation et de participation, ils associent tout le monde, non pas comme public ou comme visiteurs, mais comme co-acteurs de la gestion du patrimoine commun. Pourquoi ne pas leur envoyer en stage de formation permanente les cadres des grands musées urbains les plus voisins ?
P.S. Douze écomusées italiens ont invités les participants à la Conférence générale de l'ICOM qui va se tenir à Milan en juillet à venir les rencontrer sur leurs terrains. Pourquoi ne pas tenter l'expérience ? http://www.ecomusei.eu/?page_id=1245