On parle beaucoup, ces jours-ci, entre professionnels, dans les journaux, à la télévision ou sur facebook, de l'impact de la pandémie, du confinement et des conditions mises au dé-confinement sur nos grandes institutions patrimoniales et même sur de plus modestes : leurs missions scientifiques et culturelles, leurs programmes d'activités, leurs projets d'investissements sont en panne, leur existence même serait menacée. En effet, un musée d'art ou d'histoire, un monument prestigieux, un site remarquable sont d'abord et avant-tout des espaces de divertissement (éducatif) et de loisir (intelligent). La majorité de leurs visiteurs, ou plutôt de leurs consommateurs, sont des touristes, nationaux et surtout étrangers, dont il faut sans cesse accroître le nombre, pour satisfaire les "tutelles" politiques et administratives. La pandémie est ainsi, partout dans le monde, une catastrophe pour l'économie du patrimoine dans la mesure où elle fait d'abord fermer au public musées, monuments et sites, puis elle les soumet pour une durée indéterminée à des règles de sécurité sanitaire qui rendent la visite plus difficile et moins attrayante. Simultanément, au niveau national et surtout international, le tourisme de masse est menacé à la fois par la baisse de pouvoir d'achat des consommateurs, par les difficultés de franchissement des frontières et par une offre de transport moindre et plus chère.
Les chiffres donnés récemment pour les musées par l'enquête NEMO sur le plan européen et nord-américain sont particulièrement inquiétants, et cela à très court terme. Si de très grandes institutions, financées par l’État et facteurs de prestige pour lui, ne sont pas vraiment menacées de disparition, d'autres, plus modestes ou possédant des collections moins exceptionnelles, risqueraient-elles de fermer ou de devenir de simples armoires aux trésors, ceux-ci étant conservés pour quelques privilégiés à l'abri du réchauffement climatique et des aléas politiques ?
Une petite musique est en train de naître, me semble-t-il, suite à quelques rumeurs et à quelques conversations: des responsables de musées et de sites naturels ou monumentaux, privés d'une grande partie de leur fréquentation touristique, se tourneraient vers leur population voisine, vers les gens qui habitent le même territoire et qui, dans leur immense majorité, n'ont pas l'habitude de visiter le patrimoine local (même s'ils avaient coutume de visiter d'autres musées et d'autres sites lors de voyages touristiques à l'étranger). Cela voudrait-il dire que ces institutions patrimoniales chercheraient à intéresser, non seulement une élite "cultivée", des groupes de personnes âgées et des scolaires en sorties de classe qui sont le fond de leur public non-touristique, mais aussi ce "peuple" qui jusqu'ici était traité par les commentateurs de "non-public" ou de "public empêché" ?
Ce serait une révolution culturelle qui nécessiterait, cette fois pour de bon, une redéfinition, non pas du musée, mais de ses missions, de ses pratiques, de ses langages, des fonctions mêmes de ses professionnels, qui seraient obligés de se mettre à l'écoute et au service de la population, de la communauté des habitants, quitte à regarder d'un autre œil leurs collections, l'aménagement de leurs salles, le style de leurs publications, le choix de leur "offre" scientifique, culturelle, éducative qui devrait progressivement répondre d'abord à des besoins réels, puis à des attentes une fois que cette population du territoire aurait compris que le musée était fait pour eux et exprimeraient une demande à son égard.
On avait rêvé de quelque chose comme cela dans les années 1970 du siècle dernier. Il y a eu depuis, dans quelques lieux du monde, des essais et aussi des réussites, surtout sur des territoires particuliers et à partir de patrimoines heureusement ignorés du tourisme de masse. Les méthodes sont connues et les exemples existent, mais il n'y a pas de théories ou de modèles, parce que toute innovation est une invention qui se fait dans un contexte donné, sur un patrimoine vivant et sur une communauté vivante. Il faut donc tout inventer ou réinventer. Peut-on confier au coronavirus le soin de rendre possible une telle révolution ?