Cette année 2022 a été marquée, pour de nombreux professionnels du patrimoine et des musées, jeunes et moins jeunes, par des réflexions et des débats sur la déclaration de la Table Ronde de Santiago du Chili (1972), sur ses suites et sur la situation actuelle des politiques institutionnelles et des pratiques de terrain. Les nouvelles modes et techniques d'échanges à distance découlant de la pandémie ont considérablement élargi l'accès de très nombreux acteurs locaux à ces débats, qui auraient autrefois été limités à une élite de chercheurs et de représentants de grands musées, surtout artistiques ou scientifiques.
J'ai personnellement participé à quelques unes de ces rencontres, de façon virtuelle, surtout comme observateur et non comme participant, n'étant plus moi-même acteur, physiquement et intellectuellement. Mais je ne peux pas m'empêcher d'exprimer quelques analyses et des opinions, en tant que témoin de la Table Ronde de Santiago et des évolutions de la muséologie et des pratiques de gestion du patrimoine pendant les cinquante dernières années.
Tout d'abord, un rappel: la Table Ronde de Santiago, décidée par l'UNESCO, organisée par l'ICOM et accueillie par le Chili, en mai 1972, s'est distinguée des réunions analogues tenues antérieurement (Jos 1964, New-Delhi 1966) par deux caractéristiques: les experts invités à animer les séances étaient tous latino-américains et spécialistes des principaux domaines du développement social et économique dans le continent (et non pas des musées); la seule langue de communication était l'espagnol (l'anglais et le français ayant été éliminés comme non pertinents et le portugais accepté sous la forme du "portunhol").
Les participants représentaient soir des administrations publiques soit des grands musées nationaux. Sur le moment et dans les années suivantes, la déclaration finale, rédigée principalement par Mario Vazquez (Mexique) et Carlos de Sola (El Salvador), n'a pas eu d'influence réelle sur les politiques de musées ou du patrimoine dans les pays d'Amérique Latine. Seule l'expérience de la Casa del Museo, pilotée par Mario Vazquez, a tenté un application des principes de Santiago. Politiquement, les régimes autoritaires qui ont existé dans nombre de pays de la région jusqu’aux années 1980 n'ont pas favorisé l'adoption de politiques novatrices dans le domaine culturel. La conférence de Caracas, en 1992, voulue par l'UNESCO pour évaluer l'impact de Santiago vingt ans après la Table Ronde, a montré que cet impact était très faible sur les grands musées.
Mais, c'est cette même année 1992 que la première rencontre internationale des écomusées s'est tenue à Rio de Janeiro, dans le cadre du Sommet de la Terre. En effet, à la suite de la Conférence générale de l'ICOM de 1971, un mouvement s'était développé, sans relation directe avec la Table Ronde et la déclaration de Santiago, sous les nom de nouvelle muséologie, d'écomusées ou de musées communautaires, à partir d'initiatives locales de petites dimensions, faisant appel à une mobilisation des forces vives des territoires, prenant des formes variées, principalement en France, au Canada, au Brésil, en Scandinavie, au Mexique, et plus tard en Italie, au Portugal, en Chine, etc. De nouvelles déclarations ont été publiées, allant dans le même sens que celle de Santiago (Québec 1984, Oaxtepec 1984, Guwahati 1988).
C'est dans les années 2000 environ, à mon avis, que l'esprit de Santiago a rejoint et nourri ces centaines de projets locaux, sans toutefois entraîner de vrais changements dans les politiques publiques du patrimoine et dans les pratiques des grands musées d'art, d'histoire et de sciences, qui sont restés traditionnels et attachés aux notions de collection, de conservation, d'éducation et de public. L'ICOM au plan international et ses déclinaisons nationales, comme les associations de professionnels de musées, traditionnellement conservatrices (au deux sens du terme) ont certes débattu du rôle social et culturel du musée, mais seulement au niveau des idées, soutenues par de rares expériences ponctuelles, sans que des changements effectifs apparaissent, dans les lois nationales, dans les pratiques professionnelles et dans les structures corporatives.
Finalement, les instances de l'ICOM, suivies par les autorités nationales, ont fini par discuter à Kyoto en 2019 puis adopter à Prague en 2022, une définition du musée qui reprend certains concepts et certains principes qui étaient déjà présents à Santiago il y a cinquante ans et qui avaient déjà été largement diffusés et mis en pratique depuis par les écomusées, les musées communautaires, des milliers d'associations locales du patrimoine, des mouvements politiques de reconquête ou de restitution des patrimoines autochtones. On peut s'en féliciter, mais il faut rester vigilants et attendre de voir si des changements réels interviendront dans les grandes institutions qui sont les modèles du "Musée" et lui offrent des références idéologiques et scientifiques, malgré la pression toujours plus forte du tourisme et du marché des biens dits "culturels".
(Suite un jour prochain)