Dans Le Monde daté du 20 janvier 2024, j'ai trouvé un long article (2 pages) de Nicolas Truong, intitulé "La France face à son impensé colonial". L'auteur y fait une vaste synthèse très documentée des débats qui font rage en France, mais aussi dans le monde entier, sur la colonisation, la décolonisation, le fait colonial ou décolonial, la colonialité, en relation avec d'autres débats sur le wokisme, la cancel culture, etc. J'ai eu du mal à me retrouver dans ces termes à la mode, qui enflamment les intellectuels, les journalistes, les idéologues de droite et de gauche, d'extrême-droite et d'extrême gauche, les réseaux sociaux, depuis plusieurs années. Heureusement, c'est tellement confus et "intello" que cela reste enfermé, je pense, dans des cercles très actifs mais relativement restreints.
Mais cela m'a rappelé le temps où j'essayais, à la demande des Editions du Seuil, de résumer l'expérience que je venais d'accumuler après douze années de missions à travers le monde, principalement dans les pays devenus récemment indépendants d'Afrique, d'Amérique et d'Asie, pour le compte du Conseil International des Musées. J'ai en effet osé écrire ce livre, que j'ai appelé "La culture des autres" (Seuil, 1976), qui a beaucoup déçu l'éditeur, car il était peu académique et sans doute assez naïf. C'était une dénonciation de l'impérialisme culturel qui avait réussi à s'imposer à travers la mondialisation et en particulier des organisations telles que l'UNESCO qui se consacrait alors à la promotion des "valeurs universelles" qui ne sont en réalité que des valeurs occidentales.
Aujourd'hui, près de cinquante ans plus tard, je pourrais écrire exactement le même livre, en changeant seulement les exemples, car mon expérience a été multipliée et la situation a nettement empiré, même si le discours est apparemment plus équilibré, avec la reconnaissance des inégalités devant les effets des nouvelles technologies, du changement climatique et de la mondialisation.
Je n'aime pas cette obsession du "décolonial", car autant je suis convaincu de la nécessité de décoloniser les anciennes puissances coloniales et en général le monde nord-américain et européen de l'ouest comme de l'est (en y incluant le Japon, puissance qui fut coloniale), dans leurs pratiques politiques comme dans l'esprit de leurs populations, autant ce terme ne me paraît pas convenir pour les pays et les peuples qui ont subi la colonisation et en sont encore largement les victimes. En effet je crois, sur la base de mon expérience personnelle acquise dans de nombreux pays que l'on appelait autrefois "du Tiers-Monde", que s'il est nécessaire que ces pays et ces peuples se libèrent progressivement des liens de dépendance qui ont fini par leur imposer des façons de penser, d'agir, de parler, de croire venues d'ailleurs, sous prétexte de progrès et d'universalisme, il est surtout essentiel qu'ils acquièrent, par eux-mêmes, la volonté et la capacité de créer.
Je suis fier de la plupart des valeurs de mon pays, de l'Europe, ou encore de l'Occident, mais je ne veux pas les croire ou les dire "universelles", c'est à dire prétendre les imposer à d'autres: ce serait une démarche missionnaire, qui accompagne souvent une forme de colonisation culturelle. Par contre, j'ai toujours essayé d'amener les personnes, les groupes et les communautés avec lesquels j'ai travaillé au développement à penser, à inventer, à agir par eux-mêmes, en utilisant essentiellement les ressources matérielles, intellectuelles, morales, voire spirituelles qui font partie de leur héritage propre et de leur culture actuellement vivante, sans refuser l'accueil d'apports extérieurs, facteurs d'enrichissements potentiels, mais ceux-ci étant choisis, interprétés et traduits dans les termes de leur culture et de leur langage. C'est pourquoi j'aime bien utiliser dans ce cas le terme d'inculturation emprunté au vocabulaire du christianisme (voir la définition de ce terme dans Wikipedia).
Pour moi, il s'agit en effet d'appliquer les valeurs et les pratiques des cultures locales (au sens anthropologique) aux politiques définies et aux méthodes utilisées pour le présent et l'avenir des sociétés et des populations. Cela vient évidemment en contradiction avec ce qui se passe dans tous les pays de ce que l'on appelle le "Sud global". Étant donné qu'ils sont moins riches et moins "avancés" que ceux du Nord, celui-ci conserve son rôle de modèle absolu et veut imposer son système de valeurs et ses méthodes, par exemple la démocratie parlementaire, sans attendre que l'évolution naturelle de chaque peuple l'amène à évoluer naturellement et à inventer lui-même, à son propre rythme, les changements qu'il entend apporter à ses modes de vie, à ses normes juridiques et à ses règles sociales, qui pourront se rapprocher - ou non - des autres pays, y compris de ceux du Nord. Cela prendra évidemment du temps, et ne se fera pas sans des échecs, des drames, des conflits, mais au moins les décisions seront prises de façon endogène et non pas sous l'influence d'experts occidentaux ou occidentalisés.
Pour prendre un exemple concret, à partir d'un domaine qui m'est familier et sur un thème d'actualité, il est évident que la plupart des musées d'Afrique, dont beaucoup ont été créés par des savants européens du temps de la colonisation ou dès le début des indépendances, suivent encore actuellement les principes et les méthodes de la muséologie et de la muséographie européennes. Il en découle que les débats actuels sur la restitution des biens culturels illégalement détenus par les musées européens portent plus sur des question de conservation et de présentation dans des musées existants ou à construire selon des normes internationalement pratiquées ou recommandées par des experts désignés par l'UNESCO qui est elle-même dominée par les cultures et les valeurs occidentales. Même les objets qui font l'objet de demandes de restitution sont décrits généralement par leurs caractéristiques scientifiques ou esthétiques issus des catégories, des goûts et des cultures occidentales et non pas en fonction de contenus et de significations appartenant aux cultures anciennes et actuelles des territoires et des pays d’origine.
Les changements imposés à moyen et long terme par le changement climatique, qui sont déjà sensibles actuellement, sont sans doute favorables à une telle approche: il ne s'agit plus de lutter, au Sud, contre un système post-colonial périmé qui a fait la preuve de son inefficacité politique et de sa dangerosité culturelle, mais d'inventer territoire par territoire, pays par pays, région du monde par région du monde, des systèmes politiques et des pratiques économiques et sociales, certes compatibles avec le reste du monde, mais parlant le vocabulaire, les valeurs et les principes de leurs propres cultures.
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