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7 décembre 2015 1 07 /12 /décembre /2015 09:33

Depuis que des écomusées italiens (et parfois des universités ou d'autres institutions liées au patrimoine de ce pays) me font l'honneur de m'inviter et de m'ouvrir leurs territoires et leurs projets, j'ai découvert l'importance du paysage, comme patrimoine, mais aussi du patrimoine comme paysage.

Comme tout le monde, j'aime regarder un beau paysage, ou bien je suis frappé par un paysage intéressant (industriel ou minier par exemple), ou encore je déplore des changements qui enlaidissent un paysage auquel je suis habitué. C'était donc une attitude au premier degré, d'ordre purement affectif et esthétique.

En Italie, j'ai découvert la "Convention européenne du paysage" (Florence, 2000) qui dit, à son article 1 :

«Paysage» désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations...

Pour moi, le paysage est devenu autre chose, une composante de la culture vivante de la population du territoire et non un point de vue "touristique". Dans un monde où, comme le disait Jean Blanc, l'un des inventeurs des parcs nationaux français, il n'y a pas un mètre carré de sol qui n'ait été transformé directement ou indirectement par l'action humaine, le paysage est nécessairement le résultat de l'interaction entre l'homme et la nature. C'est encore plus évident en ces jours de débats dans la COP21 qui tentent de remédier aux conséquences des comportements humains sur notre planète commune et donc sur nos territoires et nos paysages.

Une première conséquence est de faire du paysage un tout qui englobe la totalité des éléments du patrimoine matériel d'un territoire, du moins dans la mesure où ils sont perçus comme tels par la population (la communauté dans son ensemble).

Cela implique, me semble-t-il, que ces éléments de patrimoine n'ont de sens que solidairement, par leur appartenance à un paysage. Cela va à l'encontre de la notion de protection de monuments ou sites isolés de leur contexte, en raison de facteurs indépendants de la population, du territoire et du reste du patrimoine.

La notion de perception par la population exige aussi que celle-ci ait conscience à la fois du paysage dans sa globalité et de ses composantes dans leurs individualités. Et "conscience" signifie que la population (et chacun ses membres, à titre individuel comme à titre collectif, possède une capacité de regard, un sens critique, une pleine possession de sa culture vivante.

Mais, dans tout cela, que devient le patrimoine dit immatériel ? On ne peut pas toujours le voir, ou le toucher, précisément parce qu'il est intangible. Ne serait-il donc pas inclus dans le paysage ? Je pense que oui, car j'ai toujours dit qu'il n'y avait pas plus de patrimoine purement immatériel que de patrimoine purement matériel. De plus, on sait maintenant que tout paysage tient compte des patrimoine sonores et olfactifs, qui sont des données immatérielles et cependant bien réelles dans notre environnement.

Alors, paysage et patrimoine sont-ils deux mots pour exprimer la même réalité ? Je crois qu'ils sont deux manières de percevoir la même réalité : le paysage est un tout que l'on perçoit comme tel ; le patrimoine est un ensemble composé d'une multitude d'éléments que l'on perçoit isolément ou par associations de proximité, thématiques, spirituelles, affectives, esthétiques, etc. Chacun de nous peut être plus sensible à certaines parties du patrimoine commun qu'à d'autres, tout en partageant avec les autres membres de la communauté la jouissance du paysage.

Mais les italiens ont été plus loin : ils ont suggéré à l'ICOM (Conseil international des musées), qui doit tenir sa prochaine conférence générale trisannuelle à Milan en 2016, de choisir comme thème central de cette rencontre mondiale "Musées et paysages culturels". On voit bien que l'Italie, pour ses habitants et pour beaucoup d'entre nous, est perçue d'abord comme un paysage et que ce paysage est le résultat de siècles d'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations...

Ce que l'on essaye de nous dire, c'est que le musée, en tant qu'institution patrimoniale, doit élargir son champ d'action et s'ouvrir à tout le paysage auquel il appartient, c'est à dire à son territoire et à la totalité du patrimoine qui l'entoure. L'Italie montre la voie depuis longtemps : ses musées "civiques" sont souvent dédiés en priorité aux artistes et à l'histoire de leur province, elle a inventé le "musée diffus" et de nombreuses régions ont favorisé l'éclosion d'écomusées, dont beaucoup sont appelés "du paysage", mais qui tous se rattachent clairement à la définition de la convention de Florence, au point de célébrer eux-mêmes chaque année une "Journée du Paysage".

On peut se demander si les musées, qui suivent majoritairement une définition et un mode de fonctionnement très classiques, qui sont des espaces de conservation de fragments de patrimoine soigneusement séparés de leur contexte (donc de leur paysage), sont prêts à changer aussi radicalement d'objectifs et de méthodes. Les débats de la conférence de Milan et les comportements ultérieurs des muséologues du monde entier répondront à cette question.

Cela d'autant plus que deux phénomènes peuvent faire obstacle à une telle "prise de pouvoir" du musée sur le patrimoine et sur le paysage de son territoire :

- d'une part la multiplication des musées sur un même territoire, surtout dans les pays de longue tradition muséale, et la multiplicité des mesures et des institutions non-muséologiques de protection du patrimoine et du paysage,

- d'autre part la relation de plus en plus étroite qui lie beaucoup de musées aux politiques et à l'industrie du tourisme, ce qui tend à éloigner le patrimoine de la communauté, donc du paysage au sens de la convention de Florence, puisque c'est la perception de l'étranger, du touriste, qui définit le patrimoine.

Je me souviens qu'en 1964, lorsque fut créé l'ICOMOS (Conseil international des monuments et des sites), quelques voix s'étaient élevées pour défendre l’idée d'une organisation unique des professionnels du patrimoine. Mais il était déjà trop tard, le patrimoine fut clairement divisé entre conservation des collections et conservation des monuments, entre muséologues et architectes. Et les motivations des uns et des autres n'ont pas changé : il s'agit bien de conserver et non pas de faire vivre le patrimoine tel qu'il est défini par ses meilleurs professionnels.

Alors, revenons à la convention de Florence : pour elle, il est clair que le paysage (donc le patrimoine) et le territoire sont des sujets vivants, évolutifs, qui continuent sans cesse de résulter des interrelations entre l'homme et son environnement, entre le culturel et le naturel.

Au fond, je me retrouve, avec un certain étonnement, en présence d'une logique qui est celle de cette COP21 qui agite tellement nos politiques, nos scientifiques et nos journalistes : soit nous consommons notre héritage fossile ou fossilisé, soit nous privilégions une gestion dynamique et soutenable de notre patrimoine naturel et culturel en création continue. Milan sera le point de rencontre entre conservateurs et développeurs qui devront répondre à une seule question: quel paysage voulons-nous pour nos descendants ?

Les écomusées et les musées communautaires, les musées diffus, qui tentent de répondre à cette question depuis vingt, trente ou quarante ans sur leurs territoires, ont beaucoup à apporter. On ne peut qu'espérer qu'ils soient à la hauteur de ce défi et qu'ils soient écoutés !

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