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25 février 2024 7 25 /02 /février /2024 15:41

J'avais préparé une intervention en vidéo lors la conférence du MINOM (Mouvement International de la Nouvelle Muséologie) qui vient de se tenir à Catane, en Sicile (22-23 février 2024). Un incident technique m'a empêché de la présenter. Mais comme j'avais pas mal réfléchi à cette occasion sur quelques aspects de l'évolution de la nouvelle muséologie depuis cinquante ans, je me suis dit que cela valait la peine, au moins pour moi tout seul, de rédiger ce que j'avais prévu de dire.


 

Les débuts et l'évolution de la nouvelle muséologie, depuis les années 1960

Je dois tout d'abord rendre un hommage personnel à tous les inventeurs de la nouvelle muséologie, dont j'ai eu la chance de de connaître un grand nombre et qui m'ont appris ce que c'était de concevoir et de mettre en œuvre des projets novateurs qui allaient à l'encontre des normes établies, tant en matière de patrimoine que de musées. Pour ne mentionner que celles et ceux qui sont morts, je citerai par ordre alphabétique Marie-Odile de Bary (France), Fernanda Camargo Moro (Brésil), Marcel Evrard (France), Jan Gjestrum (Norvège), John Kinard (Etats-Unis), Marc Maure (France / Norvège), Pierre Mayrand (Québec), Odalice Priosti (Brésil), Pablo Toucet (France / Niger), Georges Henri Rivière (France), Mario Vazquez (Mexique)...

*

Il faut ensuite parler des dates qui ont marqué l'émergence de ce mouvement collectif et imprévu venu de plusieurs pays et porté par des individualités fortes, qui n'étaient pas toutes, du moins au début, des professionnels des musées. Après les premières initiatives isolées dans les années 60 (les musées nationaux du Mexique en 1964, les musées de voisinage aux États-Unis au moment de la lutte pour les droits civiques, le Musée national de Niamey au Niger lors de la décolonisation), c'est en 1971 et 1972 que trois évènements indépendants se produisent: la VII° Conférence Générale de l'ICOM en France et l'invention du mot écomusée en 1971, la Table ronde de Santiago du Chili en 1972, l'invention d'une nouvelle forme de musée communautaire au Creusot en 1971-1972 qui deviendra l'Écomusée de la Communauté urbaine du Creusot-Montceau en 1974.

Une dizaine d'années plus tard, on verra apparaître les premiers écomusées au Québec et la création du MINOM (1980-1985). En 1992, au moment du Sommet de la Terre, la première rencontre internationale des Écomusées, à Rio de Janeiro, accompagne les premiers écomusées brésiliens. Dans cette même décennie des années 90, l'Italie voit naître un grand nombre d'écomusées, dotés de lois régionales qui leur donnent un statut et une légitimité. Enfin, en 2000, se forme le réseau des musées communautaires d'Amérique Latine.

Il faudrait ajouter d'autres dates qui marquent l'expansion des écomusées et en général de différentes formes de nouvelle muséologie dans de nombreux pays, en particulier au Japon, en Norvège, en France, en Scandinavie, en Espagne, en Chine, etc.

*

Lors de la XVI° Conférence générale de l'ICOM, à Québec en 1992, j'ai présenté une synthèse des débats des différents organes de la Conférence dont le thème était: "Où en sommes-nous ? Quelles devraient être les prochaines étapes ?". J'y notais déjà les évolutions de plus en plus divergentes des deux principales formes de musées:

"L'incompréhension ne peut être que totale entre un musée national, représentant la culture officielle d'un pays, éventuellement affirmant et illustrant son «identité» de nation, et un musée communautaire, reposant sur la mobilisation des différentes composantes de la population d'un territoire, et sur des arbitrages difficiles entre les objectifs et les intérêts sectoriels de ses membres.

Là l'inversion des définitions est totale: les buts poursuivis ne sont pas les mêmes et l'on se demande comment ils peuvent cohabiter dans des structures administratives et dans des procédures réglementaires conçues pour les premiers, lorsque les seconds n'existaient pas encore."i

Je ne parlais pas alors de "nouvelle muséologie" mais, plus de trente ans après mon rapport de Québec, je peux maintenant essayer de préciser les principales directions qui ont été prises par les différents initiateurs de ce mouvement et qui restent encore plus ou moins actuelles. Elles sont à mon avis au nombre de quatre, qui se recoupent plus ou moins, selon le contexte local et les intentions de chaque porteur de projet:

- l'ouverture sur l’environnement, la nature, le paysage

C'est le concept d’origine de l'écomusée, en 1971, qui devait accompagner le premier Sommet des Nations Unies sur l'environnement, à Stockholm en 1972. Il s'appliqua aux écomusées des parcs naturels régionaux français dans les années 70, à l'écomusée d'Itaipu, premier de ce type au Brésil en 1987, à des écomusées liés à des programmes "Agenda 21" après le sommet de Rio en 1992, notamment en Italie.

- la modernisation critique de la muséologie et de la muséographie

Elle s'applique le plus souvent à des musées petits ou moyens existants, pluridisciplinaires, par l'introduction des nouvelles technologies de la communication, de la présentation, de la numérisation et en général une refonte des musées de territoire ou de "société" qui s'ouvrent à la population environnante et à un tourisme de proximité.

- une gestion démocratique du patrimoine vivant

C'est le type de projet que l'on appelle habituellement écomusée ou musée communautaire: la population y est associée à l'initiative, aux décisions, à travers des méthodes diverses de mobilisation, de participation, d'éducation patrimoniale, d'inventaire de proximité, de capacitation.

- une muséologie militante ou politique

Elle s'applique à des milieux minoritaires, opprimés (autochtones, groupes ethniques, catégories défavorisées...) qui revendiquent des droits matériels et/ou moraux et s'appuient sur la mémoire collective et sur des patrimoines souvent immatériels. Elle est généralement associative ou même informelle, en tout cas peu institutionnalisée et apporte des arguments et des outils à des luttes sociales.

Chaque tendance a suivi et suit encore des chemins qui lui sont propres, même si l'on trouve des recouvrements dus aux contextes et à l'évolution de chaque projet local. Dans la plupart des cas, la collection n'est pas centrale, même si elle représente un matériau utile, et même indispensable, pour la connaissance, l'exposition, la recherche, la pédagogie.


L'invention de nouveaux modes de gestion du patrimoine vivant

Il me semble que les principes de la muséologie traditionnelle, axés sur la conservation de collections, par des professionnels qualifiés, selon des méthodes scientifiques, au profit de publics, selon des règles éthiques et des législations ou des définitions nationales et internationales, ne sont pas adaptés aux pratiques nouvelles qui ont été progressivement inventées par les personnes et les groupes qui s'inscrivent dans la nouvelle muséologie. Ces pratiques, que j'ai qualifiées d'"hérétiques" dans un texte rédigé avec l'aide d'Odalice Priosti en 2005ii, peuvent être caractérisées par trois objectifs qui se combinent pour formuler une gestion radicalement différente du patrimoine, celui-ci étant bien entendu globalisé au niveau du territoire, indifféremment matériel ou immatériel, naturel ou culturel:

- le patrimoine est géré, consciemment et volontairement par ses héritiers eux-mêmes, qui en sont à la fois les propriétaires et les usagers, qui fondent leur légitimité;

- le patrimoine est géré, non pas en fonction de sa qualité liée au passé, mais essentiellement en fonction de sa valeur pour le temps présent et de la volonté de le transmettre pour les générations futures;

- le patrimoine n'est pas géré, juridiquement et scientifiquement, comme un trésor à conserver intact et inaliénable, il est à la fois reconnu, préservé et transformé en tant que ressource naturelle, culturelle, sociale et économique pour l'équilibre et le développement du territoire et de la communauté.


Un nouveau paysage muséal et de nouvelles relations entre musées et gens de musées

Il y a cinquante ans, il y avait, dans le monde des musées, essentiellement l'ICOM, ONG internationale professionnelle, des associations nationales de musées ou de professionnels de musées et des associations nationales et locales d'amis des musées. Dans le domaine du Patrimoine, il y avait l'ICOMOS, ONG sœur de l'ICOM, et des associations nationales et locales "de sauvegarde".

A partir des années 1980, on assiste à une nouvelle configuration du monde des musées et du patrimoine et à une multiplication des initiatives de regroupement des nouveaux musées et des nouveaux professionnels ou militants du patrimoine.

- des associations ou groupements nationaux se créent: Muséologie Nouvelle et Expérimentation sociale (MNES, France) puis Fédération des Ecomusées et Musées de Société (FEMS, France), Association des écomusées du Québec (Canada), Japan Ecomuseological Society (JECOMS, Japon), Mondi Locali (Italie), Associação Brasileira de Ecomuseus e Museus Comunitários (ABREMC, Brésil), Unión Nacional de Museos Comunitarios y Ecomuseos de México (Mexique), MINOM Portugal, etc.

- parallèlement à la multiplication des formations universitaires de professionnels de musées et de muséologie, l'Universidade Lusófona (ULHT, Portugal) développe un enseignement spécifique à la Muséologie sociale (master et doctorat), une revue et des publications, tandis que dans de nombreux pays des mémoires, des thèses, des publications académiques et des articles sont publiés sur des sujets relevant de la nouvelle muséologie, de la muséologie sociale, de la socio-muséologie. Des séminaires nationaux sont aussi organisés à l'initiative des associations d'écomuséologie, de socio-muséologie, de muséologie communautaire, etc., afin de capitaliser l'expérience des projets et réalisations venant du terrain.

- des initiatives transnationales naissent, surtout depuis les années 2000, pour faire se rencontrer des expérimentateurs et échanger des idées, des pratiques, des méthodes: les cinq Rencontres internationales (EIEMC) organisées au Brésil entre 1992 et 2015, la Red de Museos comunitarios de America, le Forum des écomusées et musées communautaires de Milan en 2016, la plateforme en ligne DROPS qui lui a succédé, les échanges Italie-Brésil “Distanti ma uniti / Distantes mas unidos” pilotés depuis 2020 par Raul Dal Santo et Nádia Almeida, le programme européen Ecoheritage, etc.

- devant la dynamique de cette muséologie alternative, nouvelle, innovante, le système international lui-même devait changer. La création du MINOM (1984) qui obtient le statut d'association affiliée à l'ICOM et la succession de ses ateliers provoquent une ouverture du comité international pour la muséologie de ce même ICOM, l'ICOFOM, qui donne de plus en plus de place aux pratiques et aux expériences de la nouvelle muséologie. Enfin, la création officielle du Comité international de l'ICOM pour la socio-muséologie (SOMUS, 2023) marque la reconnaissance d'une discipline académique propre.

La célébration de la nouvelle dynamique internationale du MINOM à Catane les 21 et 22 février 2024 et celle de la muséologie sociale à Rio de Janeiro du 20 au 23 mars de la même année symbolisent bien ce rééquilibrage entre le monde des praticiens d'une part et celui des théoriciens et des chercheurs d'autre part.

 

Une évolution des modes et des techniques de communication

Depuis mes années à l'ICOM et mes voyages dans le monde entier, tant de choses ont changé dans les rapports entre musées et gens de musées ! J'ai été témoin des réunions où venaient surtout les représentants des grands musées, surtout d'art et surtout européens ou américains du Nord, qui avaient les moyens de voyager. Je me souviens de notre remarquable Centre de documentation UNESCO-ICOM dont le fichier des musées était tenu à la main sur des fiches cartonnées. Il y avait ces réunions internationales organisées par correspondance (air-mail...) ou par télégrammes. Et il fallait des visas et des traveller-checks pour voyager, même dans des pays très voisins.

Maintenant, voyages et télécommunications sont faciles entre pays et entre musées et le nombre de membres de l'ICOM, de comités nationaux et internationaux a considérablement grandi. Les conférences générales rassemblent des milliers de participants.

Internet a transformé la circulation de l'information. Les relations informelles entre les personnes: les emails, les sites web locaux et nationaux, les plateformes internationales, le pluri-linguisme et la traduction en ligne ont rendu les échanges et les contacts faciles et même souvent quasiment immédiats.

Des réseaux locaux, régionaux, nationaux, internationaux se sont créés, avec leurs outils de communication, même parfois en dehors des structures officielles. Et les "réseaux sociaux" offrent des capacités de regroupements, de circulation d'images, de diffusion rapide de nouvelles et d'idées qui n'existaient pas il y a seulement trente ans.

Grâce aux contraintes de la pandémie, à la généralisation de la vidéo-transmission et à des technologies nouvelles, les non-professionnels, les militants de causes sociales, culturelles, politiques, les acteurs locaux les plus modestes ont commencé à communiquer, à se faire connaître à confronter en temps réel leurs expériences et leurs propositions

Cette évolution, certes, comporte des risques de confusion, de superficialité, de rapidité excessive, mais j'ai l'impression que la "nouvelle" muséologie a acquis en cinquante ans une légitimité , une capacité créative et une complexité qui l'éloignent des traditions et des pratiques de la muséologie traditionnelle. Elle n'est plus dans la marge du monde muséal, dans des cas exceptionnels qui justifiaient le terme d'"hérétiques". C'est probablement une autre muséologie.

 

Quelques conclusions personnelles

A côté de la vie relativement stable et très réglée des musées traditionnels qui vivent et évoluent selon des pratiques professionnelles reconnues et enseignées, j'observe depuis une cinquantaine d'années la multiplication de nouveaux types et de nouvelles familles de musées qui veulent se distinguer par leurs objectifs, leurs méthodes, leurs spécificités: écomusées, musées communautaires, musées autochtones, musées militants, non-musées, contre-musées, musées alternatifs ou alter-musées. On pourrait dire que ce sont des "musées de missions".

Je constate aussi la multiplication des échanges entre les acteurs du patrimoine et de ces musées et leur implication croissante dans la vie sociale de leur communauté et de leur territoire : professionnels, volontaires, chercheurs, militants, partenaires locaux ou extérieurs collaborent à un projet ou à des projets situés dans le temps et dans l’espace, qui répondent à des objectifs d'intérêt collectif ou général.

Mais, alors que l'ICOM vient de modifier à nouveau la définition du musée qui va progressivement s'imposer à l'ensemble des institutions muséales et aux professionnels qui en ont la charge, je ne peux que constater l'absence, naturelle et normale, de modèle, de label, de définition académique pour tous ces musées différents, même s'ils ne sont plus vraiment "nouveaux". Chacun en effet est inventé, en fonction de ses objectifs explicites ou implicites et de ceux de ses fondateurs, de la communauté qui le porte, du contexte local. Beaucoup en outre ne portent pas le nom de musée et certains évitent même de se référer aux normes muséales habituelles pour ne pas être contraints à des règles qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas suivre.

 

Pour terminer et en pensant à l'avenir, je me bornerai à oser deux questions, auxquelles je me garderai bien de répondre:

- ces musées sont-ils pérennes, ou accompagnent-ils un besoin, une envie, un moment ou une nécessité ?

- ces musées sont-ils encore des musées ?

 

i Actes de la XVI° Conférence générale, ICOM, p.68

ii de Varine, Hugues, Le musée communautaire est-il hérétique ?, texte inédit consultable en ligne sur Le https://www.hugues-devarine.eue communautaire est-il hérétique ?

 

 

 

 

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21 janvier 2024 7 21 /01 /janvier /2024 18:14

Dans Le Monde daté du 20 janvier 2024, j'ai trouvé un long article (2 pages) de Nicolas Truong, intitulé "La France face à son impensé colonial". L'auteur y fait une vaste synthèse très documentée des débats qui font rage en France, mais aussi dans le monde entier, sur la colonisation, la décolonisation, le fait colonial ou décolonial, la colonialité, en relation avec d'autres débats sur le wokisme, la cancel culture, etc. J'ai eu du mal à me retrouver dans ces termes à la mode, qui enflamment les intellectuels, les journalistes, les idéologues de droite et de gauche, d'extrême-droite et d'extrême gauche, les réseaux sociaux, depuis plusieurs années. Heureusement, c'est tellement confus et "intello" que cela reste enfermé, je pense, dans des cercles très actifs mais relativement restreints.

Mais cela m'a rappelé le temps où j'essayais, à la demande des Editions du Seuil, de résumer l'expérience que je venais d'accumuler après douze années de missions à travers le monde, principalement dans les pays devenus récemment indépendants d'Afrique, d'Amérique et d'Asie, pour le compte du Conseil International des Musées. J'ai en effet osé écrire ce livre, que j'ai appelé "La culture des autres" (Seuil, 1976), qui a beaucoup déçu l'éditeur, car il était peu académique et sans doute assez naïf. C'était une dénonciation de l'impérialisme culturel qui avait réussi à s'imposer à travers la mondialisation et en particulier des organisations telles que l'UNESCO qui se consacrait alors à la promotion des "valeurs universelles"  qui ne sont en réalité que des valeurs occidentales.

Aujourd'hui, près de cinquante ans plus tard, je pourrais écrire exactement le même livre, en changeant seulement les exemples, car mon expérience a été multipliée et la situation a nettement empiré, même si le discours est apparemment plus équilibré, avec la reconnaissance des inégalités devant les effets des nouvelles technologies, du changement climatique et de la mondialisation.

Je n'aime pas cette obsession du "décolonial", car autant je suis convaincu de la nécessité de décoloniser les anciennes puissances coloniales et en général le monde nord-américain et européen de l'ouest comme de l'est (en y incluant le Japon, puissance qui fut coloniale), dans leurs pratiques politiques comme dans l'esprit de leurs populations, autant ce terme ne me paraît pas convenir pour les pays et les peuples qui ont subi la colonisation et en sont encore largement les victimes. En effet je crois, sur la base de mon expérience personnelle acquise dans de nombreux pays que l'on appelait autrefois "du Tiers-Monde", que s'il est nécessaire que ces pays et ces peuples se libèrent progressivement des liens de dépendance qui ont fini par leur imposer des façons de penser, d'agir, de parler, de croire venues d'ailleurs, sous prétexte de progrès et d'universalisme, il est surtout essentiel qu'ils acquièrent, par eux-mêmes, la volonté et la capacité de créer.

Je suis fier de la plupart des valeurs de mon pays, de l'Europe, ou encore de l'Occident, mais je ne veux pas les croire ou les dire "universelles", c'est à dire prétendre les imposer à d'autres: ce serait une démarche missionnaire, qui accompagne souvent une forme de colonisation culturelle. Par contre, j'ai toujours essayé d'amener les personnes, les groupes et les communautés avec lesquels j'ai travaillé au développement à penser, à inventer, à agir par eux-mêmes,  en utilisant essentiellement les ressources matérielles, intellectuelles, morales, voire spirituelles qui font partie de leur héritage propre et de leur culture actuellement vivante, sans refuser l'accueil d'apports extérieurs, facteurs d'enrichissements potentiels, mais ceux-ci étant choisis, interprétés et traduits dans les termes de leur culture et de leur langage. C'est pourquoi j'aime bien utiliser dans ce cas le terme d'inculturation emprunté au vocabulaire du christianisme (voir la définition de ce terme dans Wikipedia).

Pour moi, il s'agit en effet d'appliquer les valeurs et les pratiques des cultures locales (au sens anthropologique) aux politiques définies et aux méthodes utilisées pour le présent et l'avenir des sociétés et des populations. Cela vient évidemment en contradiction avec ce qui se passe dans tous les pays de ce que l'on appelle le "Sud global". Étant donné qu'ils sont moins riches et moins "avancés" que ceux du Nord, celui-ci conserve son rôle de modèle absolu et veut imposer son système de valeurs et ses méthodes, par exemple la démocratie parlementaire, sans attendre que l'évolution naturelle de chaque peuple l'amène à évoluer naturellement et à inventer lui-même, à son propre rythme, les changements qu'il entend apporter à ses modes de vie, à ses normes juridiques et à ses règles sociales, qui pourront se rapprocher - ou non - des autres pays, y compris de ceux du Nord. Cela prendra évidemment du temps, et ne se fera pas sans des échecs, des drames, des conflits, mais au moins les décisions seront prises de façon endogène et non pas sous l'influence d'experts occidentaux ou occidentalisés.

Pour prendre un exemple concret, à partir d'un domaine qui m'est familier et sur un thème d'actualité, il est évident que la plupart des musées d'Afrique, dont beaucoup ont été créés par des savants européens du temps de la colonisation ou dès le début des indépendances, suivent encore actuellement les principes et les méthodes de  la muséologie et de la muséographie européennes. Il en découle que les débats actuels sur la restitution des biens culturels illégalement détenus par les musées européens portent plus sur des question de conservation et de présentation dans des musées existants ou à construire selon des normes internationalement pratiquées ou recommandées par des experts désignés par l'UNESCO qui est elle-même dominée par les cultures et les valeurs occidentales. Même les objets qui font l'objet de demandes de restitution sont décrits généralement par leurs caractéristiques scientifiques ou esthétiques issus des catégories, des goûts et des cultures occidentales et non pas en fonction de contenus et de significations appartenant aux cultures anciennes et actuelles des territoires et des pays  d’origine.

Les changements imposés à moyen et long terme par le changement climatique, qui sont déjà sensibles actuellement, sont sans doute favorables à une telle approche: il ne s'agit plus de lutter, au Sud, contre un système post-colonial périmé qui a fait la preuve de son inefficacité politique et de sa dangerosité culturelle, mais d'inventer territoire par territoire, pays par pays, région du monde par région du monde, des systèmes politiques et des pratiques économiques et sociales, certes compatibles avec le reste du monde, mais parlant le vocabulaire, les valeurs et les principes de leurs propres cultures.

 

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3 décembre 2023 7 03 /12 /décembre /2023 18:55

Je viens de participer activement pendant deux ans - 2022 et 2023 - aux actions d'animation portées par l'association des Amis de l'église de Lusigny-sur-Ouche, dont les objectifs étaient de mobiliser la population du village et des environs et de collecter des fonds pour la sauvegarde de cette église, et surtout, dans l'urgence, pour la réfection de sa toiture et de son clocher. Il s'agit de l'église de mon village que j'ai fréquentée depuis mon enfance. Depuis plusieurs années j'accompagnais l'association et la municipalité, dans une démarche de réflexion sur l'avenir de l'église, qui n'est pratiquement plus utilisée pour le culte et ne présente aucun intérêt historique ou architectural selon les critères habituels. Cependant, la population locale a demandé sa conservation, pour des raisons variées mais toutes subjectives: pratiques parce que les cloches marquent les heures, politiques parce qu'un village sans église n'est qu'un hameau, affective parce qu'on l'a fréquentée dans notre enfance et paysagères parce qu'on ne peut pas imaginer le village sans son clocher.

La municipalité, avec l'aide de l'association des Amis et le soutien de la Fondation du Patrimoine, a réussi à financer et à réaliser une nouvelle couverture (2022) et la restauration du clocher et du carillon (prévue pour 2024). Le bâtiment est donc sauvé, hors-d'eau, pour cinquante ou cent ans.

Les activités de l'association et les recherches de certains de ses membres ont permis de révéler ou d'approfondir plusieurs caractéristiques intéressantes: l'existence d'archives, d'objets et de vêtements de culte, l'histoire étonnante du déplacement de l'église dans l'espace et dans le temps, une excellente acoustique. De plus, l'église est de plus en plus intégrée dans ce que l'on peut appeler le patrimoine vivant de la commune: son environnement naturel, son habitat, ses zones humides, ses rivières et ses ponts, son ancienne voie ferrée, son ancien pèlerinage marial, son château, sa mémoire de la Résistance, etc.

 

Maintenant que l'édifice est "hors d'eau", que faire ?

L'usage cultuel ne peut plus être que tout à fait ponctuel, le rôle d'église paroissiale étant tenu par celle de Bligny-sur-Ouche, à deux kilomètres. Une utilisation culturelle est au mieux occasionnelle, la commune ayant sa propre salle polyvalente et le bourg voisin de Bligny possédant des installations modernes pour l'animation et la culture et drainant un public de niveau cantonal. Diverses hypothèses ont été étudiées en vue de services au territoire et à la population (environnement, techniques modernes de l'habitat et de l'énergie) sans succès. La taille même de la commune (plus ou moins 100 habitants) et de son budget municipal ne permet pas d'envisager des investissements ou des coûts de fonctionnement importants. La communauté de communes (Pouilly-Bligny) n'est pas prête à s'engager dans un programme qui impliquerait d'une part des travaux extérieurs (espaces autour de l'église, stationnement, signalisation ) et intérieurs (restructuration de l'édifice, maçonnerie et peinture, décoration, mobilier, éclairage...), d'autre part un budget de fonctionnement dépendant de la ou des activités choisies.

Mon impression personnelle est que la "communauté villageoise" dans son ensemble se satisfait de l'aspect extérieur de l'église depuis la réfection de la toiture et maintenant que la restauration du clocher est décidée et financée. Pourquoi entreprendre un projet nécessairement coûteux de restauration et d'aménagement de l'intérieur alors que n'est ressenti apparemment aucun "besoin" particulier ?

Il y a en France des dizaines de milliers d'églises, rurales ou urbaines, appartenant aux municipalités et encore affectées à un culte de plus en plus théorique. Depuis la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905), le citoyen contribuable est obligé par l’État laïque à financer des bâtiments voués à une pratique religieuse de plus en plus minoritaire. Certes, beaucoup de ces bâtiments sont reconnus pour avoir une valeur historique, architecturale, artistique qui leur donne un statut patrimonial et dans certains cas un intérêt touristique culturellement et économiquement significatif. Cependant les financements publics au titre du patrimoine sont notoirement insuffisants et le mécénat privé dans ce domaine reste modeste. Beaucoup d'autres églises, comme celle de Lusigny-sur-Ouche, ne peuvent en bénéficier que marginalement. Des études récentes et un rapport remarquable du Sénat ont bien décrit le problème, sans lui proposer de solutions. Quelques églises, chaque année, sont désaffectées, puis détruites, ou transformées en espaces culturels, ou vendues pour un usage privé ou commercial, souvent après des conflits locaux dus à une mobilisation communautaire, car la décision n'est jamais facile à prendre.

 

Alors, à nouveau, que faire ?

Constatons d'abord que chaque église est un cas particulier et qu'aucune mesure ou solution générale ne peut être imposée. On peut chercher des idées ailleurs et partager des succès ou des échecs pour en tirer des leçons, mais je crois qu'il faudra toujours partir de la réalité du terrain.

On peut aussi travailler sur la méthode. C'est pourquoi je voudrais partager mes réflexions, à partir de ce seul exemple vécu, au moment où il va falloir se poser concrètement la question du "que faire ?"

 

*

Des suggestions de méthode

 

Le diagnostic

Il est essentiel et c'est un préalable à toute démarche concernant l'avenir de l'église.

- toiture refaite à neuf, clocher et carillon restaurés en 2024, intérieur propre mais fortement dégradé, porte d'entrée en mauvais état, pas de sortie de secours, mobilier inadéquat...

- l'environnement est à analyser: les usages anciens et actuels, le rapport à l'histoire locale et aux autres patrimoines, l'opinion du maire et du curé et leurs intérêts personnels explicites (et sans doute implicites) pour l'église, les pratiques religieuses et culturelles des habitants, la place du cimetière et du pèlerinage de Presles.

- la relation avec le voisinage: proximité de Bligny, de son église et de son offre culturelle.

 

Le contexte

Le territoire, la population et la démographie, la situation paroissiale, le dynamisme communal, la communauté de communes, la vie associative locale et celle du territoire élargi (ancien canton de Bligny). A noter le cas particulier de la tradition du pèlerinage de Presles, encore vivante, mais qui disparaît.

Le contexte extérieur et national: politiques départementales, régionale et nationale (voire européennes) concernant les églises rurales non protégées. Existence d'études et de programmes publics et privés en leur faveur.

 

La demande

Quelles sont les attentes de la population et de l’environnement proche par rapport à l'église comme lieu de culte (cérémonies périodiques ou occasionnelles, fréquentation des autres lieux de culte), comme lieu de culture (manifestations d'initiative municipale et associative, demande extérieure de spectacles ou d'expositions), maintien de la sonnerie des heures, disponibilité gratuite ou payante de l'espace de l'église ? Comment connaître et évaluer cette demande ?

 

L'offre

L'expérience des dernières années montre que l'organisation de manifestations culturelles ou promotionnelles est possible mais repose sur un nombre très restreint de bénévoles, souvent venus de Bligny (concerts, exposition, vente de cartes postales ou de chocolats...). Il n'y a eu aucune manifestation de caractère religieux depuis plusieurs années. L'été 2023 a prouvé que l'ouverture de l'église attirait des visiteurs locaux ou extérieurs.

Comment cette offre est-elle ou peut-elle être intégrée dans l'offre locale plus large (communale, associative: calendrier, programmation, collaboration, communication... ?

 

Les obstacles

Ils sont nombreux: état général de l'intérieur de l'église, bancs inconfortables, installation électrique et éclairage défaillants, absence de chauffage, stationnement inexistant, absence d'équipe paroissiale, faible bénévolat et communauté villageoise peu motivée, budget communal limité. Incertitude sur l'attitude du diocèse en cas de demande de transformations importantes ou de désacralisation.

 

Les atouts

Un espace aménageable, le partage cultuel/culturel possible, une excellente acoustique, visibilité dans le paysage et proximité de la D970.

 

Les hypothèses

Plusieurs ont été évoquées et étudiées:

- création d'un espace d'accueil à la zone Natura 2000 : possible, mais non-financé

- création d'un centre de démonstration et de promotion des dispositifs d'isolation et d'économie d'énergie dans l'habitat rural: possible, mais non financé

- installation de panneaux photo-voltaïques sur la toiture: impossible car mauvaise orientation

- accueil d'un projet religieux ou laïc communautaire: pas de candidat

Jusqu'à maintenant aucun projet viable n'est apparu, compte tenu du fait qu'il serait nécessaire d'envisager des investissements conséquents en termes d'aménagement fonctionnel et de fonctionnement. Il faudrait aussi trouver un porteur de projet plus ou moins institutionnel qui épaule la commune pour les travaux et pour la gestion quotidienne.

 

Une pédagogie communautaire

L'attitude de la population en communauté et des habitants-citoyens à titre individuel à l’égard de l'église en tant que patrimoine vivant et commun est essentielle pour soutenir la municipalité et ses principaux partenaires et rendre crédible et viable tout projet. Mais cette attitude n'est pas naturelle: elle doit se construire dans le temps, de l'intérieur de la communauté. C'est une éducation des enfants et des jeunes, des adultes actifs et des familles, des anciens porteurs de mémoire, qui orte sur le patrimoine commun dont l'église fait partie. L'inventaire participatif des éléments du patrimoine sur le territoire, la pratique de parcours patrimoniaux naturels, historiques et culturels, des expositions d'objets et de documents sont des moyens relativement peu coûteux, praticables sur initiatives privées ou associatives, mais qui nécessitent un fort investissement de personnes disponibles et engagées. Quelques premiers pas ont été faits dans cette direction, qu'il faudrait multiplier ert élargir pendant plusieurs années.

 

Ébauche d'un projet

Nous en sommes actuellement à penser - très provisoirement - à faire de l'église un espace aménagé de façon à pouvoir accueillir des activités très variées, d'initiative locale ou extérieure, susceptibles d'autofinancer l'entretien de l'édifice (donc avec une tarification selon les activités) : réunions, séminaires, spectacles, concerts, expositions...

La fonction religieuse serait maintenue, selon un calendrier annuel (au minimum deux messes et réunions périodiques de prière par exemple, dans le cadre paroissial) et en fonction de demandes particulières (mariages, obsèques). Les éléments de décor et le mobilier adéquat seraient conservés et un dispositif de tentures ou de cloisons mobiles serait installé pour séparer le religieux du profane lors des célébrations.

Le financement des travaux devrait être trouvé, en une ou plusieurs phases, par des subventions et par des dons, comme ce fut le cas pour l'extérieur.

Tout cela suppose naturellement l'accord de l'affectataire, c'est à dire le diocèse, qui devra être négocié et formalisé dans une convention.

Un "comité de pilotage" serait institué avec les principales parties prenantes, mairie, curé, communauté de communes, conseiller départemental, office de tourisme.

L'association, remaniée en fonction de nouveaux objectifs, pourrait être conservée, pour recueillir les dons et aussi pour représenter la communauté élargie.

 

*

 

Tout ceci n'est qu'une série de réflexions personnelles. J'ajouterai que j'aimerais que cette église, héritière de 9 siècles de vie d'un village, représentant une trentaine de générations qui se sont, jusqu'à une époque récente, transmis des croyances, des pratiques, des mémoires familiales et collectives, reste non seulement solide et présente dans le paysage, mais aussi et surtout ouverte et vivante, d'une vie évolutive certes, mais d'une certaine manière fédérative des intérêts et des pratiques des habitants d'aujourd'hui et de demain.

 

 

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13 janvier 2023 5 13 /01 /janvier /2023 16:56

Je n'ai aucune compétence en matière de politique de retraite, ou de démographie, ou d'action sociale, mais j'ai un peu travaillé, autrefois, sur l'emploi, le chômage, la création d'activité économique et l'économie sociale. Et j'ai aussi ma propre expérience personnelle d'une vie professionnelle à multiples rebondissements, de 22 à 78 ans.

J'entends actuellement tout ce qui se dit sur le projet gouvernemental de réforme du système français de retraite: il est tellement complexe et technique qu'il n'est pas question pour moi de porter un jugement, pour ou contre. Si ce projet est finalement adopté et mis en application, on verra bien s'il fonctionne ou non (d'ici 2030 ou au delà). S'il n'est pas adopté, on peut être certain qu'un autre sera bientôt proposé.

Mais il y a un aspect que je n'ai pas vu mentionner, ni de la part des partisans ni de celle des opposants, ni même dans les commentaires de journalistes ou d'experts convoqués par les médias pour donner leur avis.

Les travailleurs concernés, inquiets de la réforme annoncée, surtout évidemment les moins qualifiés qui appartiennent aux classes moyennes ou aux milieux défavorisés, semblent considérer ainsi que leurs syndicats que leur vie professionnelle est et sera linéaire, c'est à dire qu'ils resteront toujours, sinon dans la même entreprise, du moins dans le même métier et dans la même zone géographique (si possible dans le même bassin d'emploi). Ainsi un apprenti-couvreur devrait rester couvreur jusqu'à sa retraite, artisan ou salarié, avec une "pénibilité" de plus en plus ressentie avec l'âge et donc le souhait de prendre sa retraite aussi tôt que possible. Le même raisonnement s'applique à un enseignant, à un pompier, à un soignant, les facteurs de pénibilité étant chaque fois différents, mais tout aussi compréhensible: le travail est fatigant, et de plus en plus quand on prend de l'âge. Les principales raisons de cette continuité dans l'activité professionnelle sont évidentes: la compétence acquise et reconnue, la stabilité familiale souhaitée, les contraintes liées à un logement acquis ou rêvé, souvent source d'endettement à long terme, différents liens sociaux ou affectifs hérités ou créés au cours de la vie, des salaires en progression à l'intérieur d'une entreprise que l'on connaît,  etc.

Mais faut-il rester toujours dans le même métier, dans la même zone géographique, même ou surtout quand on est peu qualifié ? Il y a quelques années, un travailleur aux États-Unis travaillait en moyenne, au cours de sa vie, dans 12 États différents et changeait chaque fois d'employeur et souvent de métier, en fonction de la demande. En France, il y a trente ou quarante ans, une expérience avait été tentée, avec succès, à Roanne, pour faire passer des travailleurs licenciés du secteur de la mécanique textile à d'autres métiers de la mécanique, avec un minimum de formation-adaptation. Je vois dans la presse, ces jours-ci, en France et aussi en Allemagne et au Danemark, de nombreux exemples de retraités obligés à continuer à travailler pour améliorer leur niveau de vie ou assumer leurs charges familiales, qui prennent de nouveaux emplois, très différents de leurs qualifications antérieures, et qui semblent en être satisfaits. Quant aux jeunes, entre 18 et 25 ou 30 ans, ils sont de plus en plus mobiles, sautant d'un boulot à un autre, et d'un temps d'emploi à un temps d'inactivité ou de chômage, sans trop se préoccuper de fidélité à un employeur. Et bien entendu les cadres supérieurs et détenteurs de hautes qualifications sont très flexibles professionnellement, et en ont les moyens.

Certes, les choses ne sont pas si simples et les problèmes très concrets de mobilité, d'habitat, d'emploi du conjoint et d'éducation des enfants, de niveau de rémunération, peuvent paraître insurmontables dans la continuité du XX° siècle et dans les discours défensifs ou corporatistes des syndicats. Mais il me semble qu'il serait temps, plus que de réformer le système des retraites, de laisser le temps à la société (française, ou européenne) d'évoluer dans ses pratiques d'emploi et de travail, non pas en fonction de la seule retraite vue comme un objectif à atteindre dès que possible, mais pour une vie professionnelle plus équilibrée, en fonction des compétences acquises et de l'expérience, de choix discutés et décidés dans un cadre familial, de l’évolution de ses propres forces physiques et mentales, et bien sûr d'un marché du travail où nous voyons de plus en plus les employeurs en position de demande et les salariés en position d'offre.

Une telle évolution porterait d'abord sur les mentalités, les attentes et les comportements des travailleurs eux-mêmes, puis influerait sur les pratiques des employeurs, sur les programmes de formation/adaptation continue, sur les politiques locales d'attractivité, de logement, de transports publics, et enfin sur une nouvelle réforme des retraites qui tiendrait compte de ces changements avant de faire de savants calculs budgétaires. Il faudra sans doute au moins une génération, plus probablement deux ou trois, pour que l'on arrive naturellement à une culture de la vie au travail et finalement à une conception de la retraite qui résulteront non pas de lois ou de négociations hors-sol, mais d'une adaptation collective et différenciée, difficile sans doute mais provenant de la pratique individuelle et du contexte social, économique et culturel.

 

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23 décembre 2022 5 23 /12 /décembre /2022 16:30

J'apprends par la presse la mort de Bernard Gilman. Je ne l’avais pas revu depuis longtemps, mais je pensais souvent à lui et à ce que nous avions vécu ensemble. Je l'avais connu lorsqu'il était adjoint de Hubert Dubedout à la mairie de Grenoble, puis comme directeur de la Maison de la Culture de Grenoble. Nous avions organisé ensemble un voyage d'études d'élus socialistes français auprès d'élus socialistes portugais en 1984. Il avait aussi accompagné certains moment difficiles de l'écomusée du Creusot-Montceau. Il était surtout un des derniers représentants majeurs de la génération des militants de l'éducation populaire, discret, toujours ferme dans ses idées, un passeur d'expériences et de contacts.  Merci Bernard, pour ce que tu as fait pour nous tous.

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17 décembre 2022 6 17 /12 /décembre /2022 11:24

Jusqu'à ces dernières années, la coopération internationale dans le domaine du patrimoine se faisait surtout dans le cadre multilatéral de grandes organisations, UNESCO, ICOM, ICOMOS et leurs structures spécialisées, ou bien entre grandes institutions à titre bilatéral, par exemple pour la préparation d'expositions ou la mise en œuvre de programmes de recherche. Tout cela prenait du temps, suivait des protocoles bien établis et nécessitait des financements plus ou moins importants, en général publics.

Depuis quelques années, l'arrivée de nouvelles technologies de communication et leur maîtrise par des organismes ou des groupes locaux, accélérée par la pandémie et divers épisodes de confinement, ont entraîné des changements spectaculaires dans les relations entre professionnels de la culture, du patrimoine, de l'environnement, et aussi entre ces professionnels et les acteurs locaux, souvent volontaires et militants, qui se sont affranchis des contraintes administratives et même financières pour inventer de nouvelles formes de collaboration et de coopération.

Personnellement, même si je suis plus actif dans le domaine du développement local, du patrimoine et de l'action communautaire, j'ai pu constater, à plusieurs reprises, parfois en y participant à la marge, la richesse de ces initiatives qui, je crois, ouvrent des perspectives et des chemins porteurs d'avenir, même lorsqu'ils sont loin des schémas classiques, tels que j'ai pu les vivre dans mes vies antérieures.

Je vais prendre quelques exemples, peut-être imparfaitement connus et diffusés, mais qui méritent d'entrer dès maintenant dans le panorama de la coopération internationale.

 

La plateforme Drops

Cette plateforme a été créée en 2017 à la suite du Forum International des écomusées et musées communautaires qui s’est tenu à Milan en 2016. Elle est gérée par une équipe du réseau des écomusées italiens, autour de Raul Dal Santo. Elle recueille et diffuse des informations, des projets et des idées, en italien, anglais, espagnol et français. Sur une base entièrement volontaire, elle accroît sans cesse son audience et son rayonnement.

https://sites.google.com/view/drops-platform/home

 

Le programme Distanti ma uniti. Ecomusei e musei comunitari di Italia e Brasile

Ce programme est l'aboutissement d'un long processus de rencontres et d'échanges entre des membres du réseau des écomusées italiens et des membres de l'Association Brésilienne des écomusées et musées communautaires (ABREMC). La pratique des visioconférences introduite par la pandémie, faisant suite à des rencontres physiques depuis 2011, a rendu possible d'abord l'établissement d'un programme de travail de cinq ans, à partir de 2020, donc en pleine pandémie, puis la mise en œuvre des différents thèmes de ce programme. La troisième rencontre a eu lieu en octobre 2022.

https://www.youtube.com/watch?v=rcYLO6l5Efs

 

Le programme de colloques virtuels "Tower of Babel - museum people in dialogue"

Il a été de résultat de la rencontre et de la collaboration de deux activistes de la nouvelle muséologie, Manuelina Duarte des Universités de Goias (Brésil) et de Liège (Belgique) et Giusy Pappalardo de l'Université de Catane (Italie), co-fondatrice de l'écomusée de la vallée du Simeto en Sicile. De février à juin 2021, elles ont organisé une dizaine de colloques en visioconférences, ouverts à des acteurs de terrain et à des chercheurs de plusieurs pays européens et latino-américains. Les contributions viennent d'être publiées.

https://icofom.mini.icom.museum/new-publication-babel-tower-museum-people-in-dialogue/

 

La Red de Museos Comunitarios de América

C'est une initiative beaucoup plus ancienne, remarquable par sa durée et ses méthodes de travail, à partir d'un programme gouvernemental mexicain de musées communautaires, qui s'est étendu de façon militante, dès les années 2000,  à de nombreux pays - Bolivie, Venezuela, Panamá, Costa Rica, Nicaragua, El Salvador, Guatemala - et plus récemment au Brésil, à la Colombie, au Chili et au Pérou. Réunions, publications, formations, manifestations locales, nationales et internationales ont révélé le potentiel social, culturel et aussi politique du concept et de la pratique du musée communautaire, dans le contexte latino-américain..

https://www.museoscomunitarios.org/redamerica

 

Le cinquantenaire de la Table Ronde de Santiago du Chili (1972)

Ce cinquantenaire est un cas particulier, dans la mesure où il a suscité un grand nombre d'initiatives, certaines nationales et publiques (comme au Chili), d'autres professionnelles, d'autres enfin locales. Il serait trop long d'en faire l'inventaire et je n'en ai pas les moyens. Mais c'est un très bon exemple d'un mouvement spontané qui a entraîné la mise à jour d'un concept original mais daté, en vue de son élargissement à de nouveaux territoires et à de nouvelles pratiques. Je ne cite ici qu'un seul cas, celui d'un colloque organisé conjointement par le Musée de l'Education Gabriela Mistral à Santiago (Chili) et le Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris.

https://www.museodelaeducacion.gob.cl/publicaciones/actas-del-coloquio-internacional-de-museologia-social-participativa-y-critica

 

 

 

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22 novembre 2022 2 22 /11 /novembre /2022 10:18

Je ne suis pas professionnel de musée, mais il faut bien parler plus spécifiquement de l'évolution de l'institution-musée depuis Santiago. Dès la Conférence générale de l'ICOM en 1971, il avait été clair que le musée devait s'adapter aux changements du monde contemporain. Les interventions de Mario Vazquez et de Stanislas Adotevi à Grenoble, et même les discours de Jacques Duhamel et de Robert Poujade avaient entraîné la décision de revoir la définition du musée et d'y inclure la mission de développement.  Ce fut chose faite en 1974, à Copenhague. La Conférence de Kyoto (2019), puis celle de Prague (2022), ont été plus loin et repris l'esprit de Santiago en lui ajoutant un vocabulaire moderne étendu à des concepts et à des préoccupations qui correspondent au monde des années 2020. Tout cela est bien, mais reste du niveau de la théorie et des principes de l'institution-musée.

(Je me permets de noter que j'ai écrit un petit livre sur mes années à l'ICOM (1962-1974), que l'on peut trouver sur mon site web: http://www.hugues-devarine.eu/book/documents/book. On peut trouver également des informations sur cette période dans mon livre "L’Écomusée singulier et pluriel", Paris, L'Harmattan, 2017, qui a été édité en espagnol et en italien.)

De mon point de vue, qui est celui du territoire et du développement local, je préfère regarder en quoi le musée a effectivement changé, du point de vue du développement local, c'est à dire de la gestion du patrimoine sur les territoires.

 

Qu'est-ce qui a changé dans les fonctions traditionnelles de l'institution ?

 

La collection reste au cœur du musée, du moins dans sa forme officielle et réglementée, mais elle est doublement contestée:

- par la demande de restitution provenant des personnes et des pays victimes soit de confiscations d'objets et d’œuvres d'art (par exemple pendant la seconde guerre mondiale), soit de vols au titre de butin de guerre lors des conquêtes coloniales, soit encore de détournements illégaux lors de fouilles clandestines, de guerres civiles ou simplement de trafics internationaux;

- et aussi par un nombre toujours croissant de structures ou d'institutions, appelées musées ou non, qui ne

considèrent pas la collection comme l'essentiel de leur action, mais un élément parmi d'autres. Un colloque récent au Portugal (Fundão, 2022) a souligné l'importance des non-musées, qui s'affranchissent de certaines normes muséologiques mais exercent des missions importantes qui sont actuellement celles des musées.

Si les fonctions de conservation, d'accueil du public, d'éducation, n'ont guère changé, il faut noter l'entrée du numérique dans le monde des musées aussi bien pour le traitement des collections que pour l'exposition et en général le rayonnement du musée en dehors de ses murs. Cela a atteint une importance considérable pendant la pandémie du Covid 19 et les différentes périodes de confinement, où les musées ont surtout communiqué virtuellement avec leurs publics. De plus, de nouvelles approches s'appliquent à la communication avec le public, comme la "médiation" qui implique la prise en compte de l'intelligence, des connaissances et de la culture vivante de ce public dans l'interprétation des expositions, permanentes ou temporaires.

Les nouveaux musées qui se sont créés ou transformés pendant cette période ont aussi modifié leurs méthodes de travail, en recherchant de nouveaux publics, en sortant de leurs murs pour faire circuler leurs collections, en faisant entrer au musée de nouvelles formes d'action artistique (art contemporain vivant; musique, danse, etc.).

Tout cela peut être considéré comme une évolution allant dans le sens souhaité à Santiago, sans pour autant remettre en cause la formule du musée traditionnel, qui reste l'esclave de sa collection et des champs scientifiques auxquels elle appartient, et qui est obsédé par son public essentiellement érudit, captif et touristique. On peut se demander pourquoi tous les efforts faits par les responsables de ces musées, leurs services communicants et éducatifs et les porteurs d'activités diverses (numériques, musicales, artistiques...) n'ont pratiquement jamais véritablement réussi à  élargir leurs publics à l'ensemble de la population du territoire, avant de prendre en compte les visiteurs extérieurs. 

En fin de compte, et quitte à choquer certains, mon expérience me pousse à appeler ces institutions, qui peuvent aller du Musée du Louvre au dernier musée ethnographique local, des musées collectionneurs, car, dans la décision finale, c'est toujours l’intérêt de la collection qui prime.

 

Tout un monde de nouveaux musées, porteurs de nouveaux schémas

 

A côté des musées traditionnels, changés ou non, nous constatons depuis trente ou quarante ans l'émergence de nouveaux musées et de nouvelles manières de préserver et de gérer le patrimoine et la mémoire, et aussi de présenter les grandes questions qui intéressent notre monde actuel. Sans vouloir proposer une typologie, je choisirai de citer deux tendances :

- des musées qui sont créés par  des communautés ou des groupes, en vue de défendre des intérêts et des causes spécifiques. Ils ne sont pas nécessairement appuyés principalement sur le patrimoine ou la mémoire, mais leur font souvent appel pour soutenir des argumentaires et enrichir discours et présentations. Ces musées concernent par exemple les luttes des femmes ou des LGBT, l'identité ou les revendication de communautés autochtones, des problèmes sociaux ou du travail, etc. Je propose de les appeler des musées activistes. Ces musées militent pour des causes, ils sont des outils politiques, éducatifs ou sociaux.

- des musées qui combinent les trois composantes du territoire, de la communauté et du patrimoine, sans nécessairement respecter les normes muséologiques et dont les responsables sont généralement des volontaires (bénévoles), plus ou moins encadrés ou accompagnés par des professionnels et des experts "engagés" à leurs côtés. On peut les appeler musées communautaires, même si la dimension collective prend des fomes variables, selon les lieux et les circonstances. On y trouve les écomusées, ou du moins ceux qui défendent les caractéristiques liées à ce mouvement,  et de nombreuses structures qui ne portent pas ce nom, que le colloque de Fundão a proposé d’appeler non-musées.

A noter que les museos comunitarios d'Amérique Latine appartiennent aux "musées activistes", au côté des musées autochtones, car ils ont une démarche clairement politique, même si  ce sont aussi des musées de territoire, représentatifs de leur population et fortement impliqués dans la gestion communautaire du patrimoine local.

La pandémie que nous vivons a bien mis en valeur la spécificité de ces nouveaux musées: alors que les musées traditionnels, professionnels, dépendant des lois nationales et des moyens mis à leur disposition par les budgets publics ou privés, ont fermé leurs portes pendant les périodes de confinement, pour tenter seulement de maintenir une fiction d'activité par le numérique, de très nombreux musées activistes ou communautaires sont restés actifs, et parfois même inventifs et innovants, parce que leurs murs et leurs collections n'étaient pas au cœur de leurs préoccupations, et parce que leurs acteurs effectifs faisaient effectivement partie de leurs communautés respectives.

 

Une question de responsabilité

 

La Table ronde de Santiago ne s'adressait pas à des musées, mais à des directeurs de musées publics et les intervenants, experts latino-américains dans les principaux secteurs du développement régional, leur parlaient comme à des collègues, qui étaient comme eux acteurs de la vie publique des États, des villes et des territoires où ils servaient et qu'ils servaient. Et il était clair pour tous que l'on était conscient d'une responsabilité. Mais de quelle responsabilité ? Je crois que la déclaration finale a décidé: c'était une responsabilité intégrale, du musée et de ses responsables vis-à-vis de la société, c'est-à-dire de la communauté humaine à laquelle ils appartenaient.

Il ne s'agissait pas en effet seulement de la responsabilité institutionnelle "réglementaire" sur les collections, sur la qualité des activités culturelles et scientifiques, sur l'accueil et l'éducation ou la satisfaction des visiteurs, il s'agissait bien de la responsabilité d'agir, avec tous les moyens de l'outil-musée pour répondre aux besoins de la communauté, aux côtés et en collaboration avec les autres outils disponibles, techniques, culturels, éducatifs, sociaux, sanitaires, économiques, administratifs. C’est à dire passer du service du musée au service de la société.

La récente nouvelle définition internationale du musée approuvée par l'ICOM va dans ce sens et peut ainsi être considérée, de l’extérieur, comme s'inscrivant dans la continuité de Santiago, et aussi d'autres manifestations collectives à la fois d'un changement de mentalité des professionnels et d'un vrai désir de nouvelles pratiques (Québec, Oaxtepec, Guwahati, Faro, Sienne...). Elle reste cependant encore largement théorique et seuls les musées ou non-musées activistes et communautaires ont massivement contribué à inventer des muséologies que j'appelle "inculturées", en ce qu'elles émanent, ou tentent d'émaner des sociétés, des cultures et des contextes qu'elles veulent à la fois représenter et servir, ou plutôt dont elles se sentent responsables.

 

 

 

 

 

 

 

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22 novembre 2022 2 22 /11 /novembre /2022 10:11

La déclaration de Santiago est restée dans la mémoire des professionnels du musée et du patrimoine comme ayant mis en avant la notion de "musée intégral", ou intégré dans la société, non pas la Société en général, mais  bien la société à laquelle appartient l'institution, sa collection, ses moyens humains et matériels. C'est à dire que le musée, ou toute structure publique et privée de gestion du patrimoine commun, est, devrait être ou devrait devenir un acteur du territoire au service de la communauté.

Mais la société change et se transforme, avec le temps et le passage des générations. Ses besoins, ses demandes, ses goûts évoluent naturellement. Des évènements prévisibles ou imprévus, intérieurs ou extérieurs à la communauté, changent les données culturelles, sociales, climatiques, économiques qui doivent être prises en compte dans les décisions d'intérêt général. Par conséquent, les politiques du patrimoine (naturel comme culturel) et toutes les institutions qui en dépendent doivent changer et se transformer pour accompagner au plus près la société dans la durée. Sinon ces politiques et ces institutions risquent de perdre à la fois leur pertinence et leur légitimité.

Or, depuis cinquante ans, si l'esprit de Santiago demeure vivant et pertinent, le monde et nos sociétés ont beaucoup changé et des changements encore plus considérables sont à venir. Sans vouloir me lancer dans une analyse socio-politique pour laquelle je ne suis pas compétent, je voudrais commenter rapidement trois termes qui me paraissent indiscutables et incontournables, tant pour refléter ce qui s'est passé depuis Santiago que pour être prêts à nous adapter à ce qui va nous arriver, quels que soient notre pays, notre culture, nos choix stratégiques, ou l'avenir de nos territoires.

Ces trois termes sont les suivants: globalisation, territorialisation, patrimonialisation.

 

Globalisation

 

La culture, qu'elle soit élitiste ou populaire, suit des modèles plus ou moins internationaux, inspirés par les modes et les pratiques des pays et des populations qui ont atteint un haut niveau de prospérité, de confort, de qualité de vie. Ce haut niveau devient un besoin, voire une obsession, qu'il s'agisse de loisirs, de consommation, de mobilité. Des valeurs dites universelles (droits humains, démocratie, liberté, etc.) sont promues par la plupart des pays et des organisations internationales, gouvernementales ou non, qui représentent un consensus mondial, même lorsqu’elles sont contestées par certains pays ou certains régimes.

Le patrimoine culturel et naturel, matériel et immatériel, étiqueté national et même mondial, est soit respecté et préservé comme un capital inaliénable de l'humanité, soit attaqué pour des raisons idéologiques ou religieuses, soit dispersé commercialement au profit des collectionneurs publics et privés. Mais là encore, il y a consensus sur la valeur patrimoine, avec son double sens de valeur culturelle et de valeur matérielle. Cette valeur est tellement reconnue qu'elle fait l'objet, depuis longtemps et semble-t-il de plus en plus, d'un marché également globalisé d'échantillons minéraux, d'objets archéologiques, d’œuvres d'art, alimenté par des fouilles clandestines, des conflits locaux et des vols et encouragé par la passion ou l'obsession des collectionneurs, qu'ils soient amateurs, spéculateurs ou malheureusement responsables de musées.

Les flux touristiques, devenus une caractéristique et une nécessité des sociétés d'abondance et des classes riches et moyennes des sociétés "émergentes", exigent toujours plus de conditions d'accès et de jouissance, de services et de confort selon des normes et des environnements identiques partout. Il sont aussi, pour de nombreux pays riches en patrimoine, une ressource économique globale qui peut tendre à remplacer d'autres types d'activités traditionnelles ou simplement moins rémunératrices.

La pandémie actuelle, elle aussi globale, et ses conséquences pour les relations entre les humains, la multiplication et la poursuite de conflits, les crises qui se succèdent, l'impact des changements climatiques sur les conditions de vie de millions d’individus ont créé un sentiment général (et global) d'insécurité et de précarité qui favorise non seulement la recherche d'un avenir différent et de technologies efficaces, mais aussi un retour au passé, notamment par un ancrage rassurant dans le patrimoine personnel et collectif.

 

Territorialisation

 

Le global, sous ces diverses formes, échappe à la compréhension et au pouvoir d'agir de la plupart d'entre nous et même des communautés auxquelles nous appartenons, même s'il conditionne ou influence malgré nous notre mode de  vie. En réalité, et Santiago l'avait bien compris et exprimé, c'est le territoire, ou plutôt les territoires auxquels nous appartenons que nous pouvons maîtriser collectivement et c'est à son niveau et à son échelle que la plupart d'entre nous peuvent avoir un rôle actif, une utilité sociale.

Le territoire est le lieu de la vie sociale et de l'action collective/communautaire, qu'elles soient de la famille, du village ou du quartier, de l'entreprise, de l'association ou du syndicat, de l'école. C'est une réalité multiple et multiforme, qui pratique une culture vivante, évolutive, ouverte sur l'extérieur mais consciente de ses racines et capable de créativité.

Le territoire contient une mémoire collective et des mémoires particulières, elles-mêmes vivantes et susceptibles d'oublis et de choix, ou même de changements d'interprétation. Il contient un patrimoine, aussi vivant que la culture locale, c'est un "commun", une propriété collective.

C'est le cadre du développement local, où toutes les énergies et les ressources disponibles peuvent être inventoriées et mobilisées selon des stratégies et des programmes que l'on veut soutenables, c'est à dire à la fois dynamiques et raisonnés, associant et combinant les dimensions environnementale, sociale et économique de la vie des citoyens, qui sont en même temps héritiers, usagers et parties-prenantes de leur(s) territoire(s).

 

Patrimonialisation

 

Pendant ces cinquante années et même un peu plus car nous devons tenir compte de ce que l'après-guerre et la décolonisation nous ont apporté comme changements de regard et de statuts pour nous-mêmes et chez nos voisins proches ou lointains, un triple phénomène est apparu et a pris une place de plus en plus importante dans les politiques publiques et les pratiques sociales, sous le nom de patrimoine qui recouvre des sens et des manifestations très différents.

Il y a le patrimoine personnel, familial qui se transmet en principe de génération en génération et dont une part au moins peut avoir une valeur extra-familiale, ne serait-ce qu'au sein de la communauté d'appartenance et du territoire (traditions, savoirs, habitat, propriétés participant de l'économie commune...). Il est très vivant dans la mesure où il se perd et se crée, en fonction des goûts, des modes, des variations de l'économie familiale.

A l'opposé, on trouve le patrimoine reconnu pour sa valeur universelle, dont les catalogues les plus connus sont les listes de l'UNESCO, mais aussi les inventaires des collections publiques des musées. Cette énorme masse de biens naturels et culturels, matériels et immatériels est en principe protégée, conservée, mise en valeur par des législations spécifiques et des institutions dédiées, nationales et, depuis exactement cinquante ans (Convention UNESCO de 1972 et ses déclinaisons ultérieures), internationales. Ce patrimoine "officiel" est, de fait, retiré à la responsabilité des citoyens, des communautés, et même des petites collectivités locales. Il est étroitement lié, depuis plus de cinquante ans, à l'essor du tourisme avec lequel il est en symbiose: le "grand" patrimoine est un facteur de soft power et d’attractivité des États, tandis que les flux économiques du tourisme financent directement ou indirectement la protection du patrimoine.

Enfin, depuis une cinquantaine d'années également, est apparu le nouveau concept de patrimoine vivant. Il recouvre, partout dans le monde, tout ce que les citoyens et les communautés reconnaissent comme "leur" patrimoine, dont ils souhaitent garder la responsabilité et la propriété individuelles et collectives, au nom de critères affectifs, de sa valeur d'usage et de son appartenance au territoire. Il fait l'objet, de plus en plus, d'initiatives individuelles et surtout collectives, émanant de la communauté ou de certains de ses membres, prenant la forme d'associations, de manifestations spontanées de défense et de mise en valeur, ou encore d'institutions privées ou publiques locales, musées de communautés, de territoires, écomusées, etc. Il ne s’agit pas ici de le protéger et de le mettre à l'abri pour une meilleure conservation, mais d'en prendre soin et de le maintenir au service de la communauté et de ses membres, de façon soutenable et évolutive. C'est donc une gestion participative et responsable du patrimoine.

 

*

 

Il me semble que les gestionnaires du patrimoine, s'ils veulent profiter et s'inspirer de l'esprit de Santiago, sans cesser de remplir leurs missions d'inventaire, de collecte, de conservation, de présentation et d'éducation selon les principes de leurs professions respectives, devraient plus s'attacher à une connaissance concrète et approfondie du monde actuel et de leur environnement immédiat, dans toutes leurs dimensions et dans leur évolution dans le temps, pour être en mesure d'assumer leur rôle d'acteurs et de serviteurs de la société et de sa transformation, en tant que gestionnaires dynamiques du patrimoine dont ils ont la charge. C'est un autre sujet, celui de la co-responsabilité des acteurs du patrimoine,  qui n'a pas été suffisamment approfondi à Santiago et depuis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 novembre 2022 6 12 /11 /novembre /2022 11:34

 

Cette année 2022 a été marquée, pour de nombreux professionnels du patrimoine et des musées, jeunes et moins jeunes, par des réflexions et des débats sur la déclaration de la Table Ronde de Santiago du Chili (1972), sur ses suites et sur la situation actuelle des politiques institutionnelles et des pratiques de terrain. Les nouvelles modes et techniques d'échanges à distance découlant de la pandémie ont considérablement élargi l'accès de très nombreux acteurs locaux à ces débats, qui auraient autrefois été limités à une élite de chercheurs et de représentants de grands musées, surtout artistiques ou scientifiques.

J'ai personnellement participé à quelques unes de ces rencontres, de façon virtuelle, surtout comme observateur et non comme participant, n'étant plus moi-même acteur, physiquement et intellectuellement. Mais je ne peux pas m'empêcher d'exprimer quelques analyses et des opinions, en tant que témoin de la Table Ronde de Santiago et des évolutions de la muséologie et des pratiques de gestion du patrimoine pendant les cinquante dernières années.

Tout d'abord, un rappel: la Table Ronde de Santiago, décidée par l'UNESCO, organisée par l'ICOM et accueillie par le Chili, en mai 1972, s'est distinguée des réunions analogues tenues antérieurement (Jos 1964, New-Delhi 1966) par deux caractéristiques: les experts invités à animer les séances étaient tous latino-américains et spécialistes des principaux domaines du développement social et économique dans le continent (et non pas des musées); la seule langue de communication était l'espagnol (l'anglais et le français ayant été éliminés comme non pertinents et le portugais accepté sous la forme du "portunhol").

Les participants représentaient soir des administrations publiques soit des grands musées nationaux. Sur le moment et dans les années suivantes, la déclaration finale, rédigée principalement par Mario Vazquez (Mexique) et Carlos de Sola (El Salvador), n'a pas eu d'influence réelle sur les politiques de musées ou du patrimoine dans les pays d'Amérique Latine. Seule l'expérience de la Casa del Museo, pilotée par Mario Vazquez, a tenté un application des principes de Santiago. Politiquement, les régimes autoritaires qui ont existé dans nombre de pays de la région jusqu’aux années 1980 n'ont pas favorisé l'adoption de politiques novatrices dans le domaine culturel. La conférence de Caracas, en 1992, voulue par l'UNESCO pour évaluer l'impact de Santiago vingt ans après la Table Ronde, a montré que cet impact était très faible sur les grands musées.

Mais, c'est cette même année 1992 que la première rencontre internationale des écomusées s'est tenue à Rio de Janeiro, dans le cadre du Sommet de la Terre. En effet, à la suite de la Conférence générale de l'ICOM de 1971, un mouvement s'était développé, sans relation directe avec la Table Ronde et la déclaration de Santiago, sous les nom de nouvelle muséologie, d'écomusées ou de musées communautaires, à partir d'initiatives locales de petites dimensions, faisant appel à une mobilisation des forces vives des territoires, prenant des formes variées, principalement en France, au Canada, au Brésil, en Scandinavie, au Mexique, et plus tard en Italie, au Portugal, en Chine, etc. De nouvelles déclarations ont été publiées, allant dans le même sens que celle de Santiago (Québec 1984, Oaxtepec 1984, Guwahati 1988).

C'est dans les années 2000 environ, à mon avis, que l'esprit de Santiago a rejoint et nourri ces centaines de projets locaux, sans toutefois entraîner de vrais changements dans les politiques publiques du patrimoine et dans les pratiques des grands musées d'art, d'histoire et de sciences, qui sont restés traditionnels et attachés aux notions de collection, de conservation, d'éducation et de public. L'ICOM au plan international et ses déclinaisons nationales, comme les associations de professionnels de musées, traditionnellement conservatrices (au deux sens du terme) ont certes débattu du rôle social et culturel du musée, mais seulement au niveau des idées, soutenues par de rares expériences ponctuelles, sans que des changements effectifs apparaissent, dans les lois nationales, dans les pratiques professionnelles et dans les structures corporatives.

Finalement, les instances de l'ICOM, suivies par les autorités nationales, ont fini par discuter à Kyoto en 2019 puis adopter à Prague en 2022, une définition du musée qui reprend certains concepts et certains principes qui étaient déjà présents à Santiago il y a cinquante ans et qui avaient déjà été largement diffusés et mis en pratique depuis par les écomusées, les musées communautaires, des milliers d'associations locales du patrimoine, des mouvements politiques de reconquête ou de restitution des patrimoines autochtones. On peut s'en féliciter, mais il faut rester vigilants et attendre de voir si des changements réels interviendront dans les grandes institutions qui sont les modèles du "Musée" et lui offrent des références idéologiques et scientifiques, malgré la pression toujours plus forte du tourisme et du marché des biens dits "culturels".

(Suite un jour prochain)

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6 février 2022 7 06 /02 /février /2022 16:16

Novembre 2022. Je retrouve dans mes brouillons ce petit texte que je n'avais pas envoyé en février dernier. Mais comme le sujet reparaît actuellement, je le publie, à tout hasard.

 

La presse nous raconte, depuis quelque temps, des histoires de conflits locaux, en Serbie ou au Portugal, sur des projets de mines de lithium dans des espaces agricoles ou naturels protégés. Au Portugal, il s'agit de Covas do Barroso, un espace du nord du pays où je suis intervenu sur la création d'un écomusée, mais il y a d'autres sites, comme celui de Argemela à Fundão, que je connais personnellement.

C'est un problème très intéressant, plus que bien des cas apparemment semblables, comme celui de Notre-Dame des Landes en France il y a quelques années. Sur l'extraction de minerais contenant du lithium, on se trouve devant un choix impossible entre deux positions:

- les agriculteurs défendent leur cadre de vie, leur activité professionnelle, leur patrimoine, tandis que les militants de l'environnement et les spécialistes de la soutenabilité du développement veulent sauvegarder l'avenir du paysage, la bio-diversité, et lutter contre toutes les sources de pollution...

- les sociétés minières, beaucoup d'élus locaux, les responsables régionaux et gouvernementaux du développement économique et de la transition énergétique ont un besoin vital de lithium pour assurer à la fois la production de véhicules électriques et d'outils numériques divers, tous indispensables aujourd’hui, et assurer une souveraineté industrielle menacée par un déséquilibre dans la répartition des sources d'approvisionnement.

Que penser ? Que décider ?

Sanctuariser le territoire, c'est garantir la continuité de l'évolution naturelle de la nature et de la vie, transmettre un espace que l'on a reçu et entretenu, en tant que "bien commun" de la communauté et de l'humanité, alors que l'on sait ce que l'activité humaine a causé de dommages irréversibles à la planète.

Utiliser une ressource minérale cachée, actuellement irremplaçable, pour rendre possible le passage de la voiture thermique à la voiture électrique, c'est contribuer à la décarbonation des moyens de transport, ce qui est un objectif majeur de la communauté internationale, qui impactera chacun d'entre nous.

Peut-on prendre une décision d’exploitation irréversible pour un résultat à court terme, alors qu'il sera peut-être un jour découvert un substitut au lithium ?

La détermination d'une petite population, éloignée des centres de décision et de faible poids électoral, peut-elle raisonnablement contrebalancer des intérêts politiques et économiques au niveau national et international ?

La récolte annuelle de quelques dizaines d'hectares agricoles est-elle équivalente à quelques milliers de voitures "propres" chaque année ? Mais avons-nous réellement besoin de ces voitures ? et de voitures aussi remplies d’appareils numériques fonctionnant avec du lithium ?

Un pays comme le Portugal, ou peut-être la Serbie, peut-il laisser passer une telle chance pour son avenir ? Et le territoire du Barroso (comme celui de la Cova da Beira), en perte de population et de jeunesse, peut-il négliger les milliers d'emplois directs et indirects résultant de l’exploitation minière ?

La décision est à prendre maintenant, mais, quelle qu'elle soit, elle aura des conséquences dans le très long terme.

Je n'arrive pas à choisir le parti qui me satisferait. Est-ce une forme de roulette russe ? Heureusement que je n'ai pas à donner mon avis, ni localement, ni nationalement. Mais la démocratie est-elle capable de traiter de ces enjeux ? Et où se situe la participation des citoyens au développement de leur territoorie ?

 

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