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21 janvier 2024 7 21 /01 /janvier /2024 18:14

Dans Le Monde daté du 20 janvier 2024, j'ai trouvé un long article (2 pages) de Nicolas Truong, intitulé "La France face à son impensé colonial". L'auteur y fait une vaste synthèse très documentée des débats qui font rage en France, mais aussi dans le monde entier, sur la colonisation, la décolonisation, le fait colonial ou décolonial, la colonialité, en relation avec d'autres débats sur le wokisme, la cancel culture, etc. J'ai eu du mal à me retrouver dans ces termes à la mode, qui enflamment les intellectuels, les journalistes, les idéologues de droite et de gauche, d'extrême-droite et d'extrême gauche, les réseaux sociaux, depuis plusieurs années. Heureusement, c'est tellement confus et "intello" que cela reste enfermé, je pense, dans des cercles très actifs mais relativement restreints.

Mais cela m'a rappelé le temps où j'essayais, à la demande des Editions du Seuil, de résumer l'expérience que je venais d'accumuler après douze années de missions à travers le monde, principalement dans les pays devenus récemment indépendants d'Afrique, d'Amérique et d'Asie, pour le compte du Conseil International des Musées. J'ai en effet osé écrire ce livre, que j'ai appelé "La culture des autres" (Seuil, 1976), qui a beaucoup déçu l'éditeur, car il était peu académique et sans doute assez naïf. C'était une dénonciation de l'impérialisme culturel qui avait réussi à s'imposer à travers la mondialisation et en particulier des organisations telles que l'UNESCO qui se consacrait alors à la promotion des "valeurs universelles"  qui ne sont en réalité que des valeurs occidentales.

Aujourd'hui, près de cinquante ans plus tard, je pourrais écrire exactement le même livre, en changeant seulement les exemples, car mon expérience a été multipliée et la situation a nettement empiré, même si le discours est apparemment plus équilibré, avec la reconnaissance des inégalités devant les effets des nouvelles technologies, du changement climatique et de la mondialisation.

Je n'aime pas cette obsession du "décolonial", car autant je suis convaincu de la nécessité de décoloniser les anciennes puissances coloniales et en général le monde nord-américain et européen de l'ouest comme de l'est (en y incluant le Japon, puissance qui fut coloniale), dans leurs pratiques politiques comme dans l'esprit de leurs populations, autant ce terme ne me paraît pas convenir pour les pays et les peuples qui ont subi la colonisation et en sont encore largement les victimes. En effet je crois, sur la base de mon expérience personnelle acquise dans de nombreux pays que l'on appelait autrefois "du Tiers-Monde", que s'il est nécessaire que ces pays et ces peuples se libèrent progressivement des liens de dépendance qui ont fini par leur imposer des façons de penser, d'agir, de parler, de croire venues d'ailleurs, sous prétexte de progrès et d'universalisme, il est surtout essentiel qu'ils acquièrent, par eux-mêmes, la volonté et la capacité de créer.

Je suis fier de la plupart des valeurs de mon pays, de l'Europe, ou encore de l'Occident, mais je ne veux pas les croire ou les dire "universelles", c'est à dire prétendre les imposer à d'autres: ce serait une démarche missionnaire, qui accompagne souvent une forme de colonisation culturelle. Par contre, j'ai toujours essayé d'amener les personnes, les groupes et les communautés avec lesquels j'ai travaillé au développement à penser, à inventer, à agir par eux-mêmes,  en utilisant essentiellement les ressources matérielles, intellectuelles, morales, voire spirituelles qui font partie de leur héritage propre et de leur culture actuellement vivante, sans refuser l'accueil d'apports extérieurs, facteurs d'enrichissements potentiels, mais ceux-ci étant choisis, interprétés et traduits dans les termes de leur culture et de leur langage. C'est pourquoi j'aime bien utiliser dans ce cas le terme d'inculturation emprunté au vocabulaire du christianisme (voir la définition de ce terme dans Wikipedia).

Pour moi, il s'agit en effet d'appliquer les valeurs et les pratiques des cultures locales (au sens anthropologique) aux politiques définies et aux méthodes utilisées pour le présent et l'avenir des sociétés et des populations. Cela vient évidemment en contradiction avec ce qui se passe dans tous les pays de ce que l'on appelle le "Sud global". Étant donné qu'ils sont moins riches et moins "avancés" que ceux du Nord, celui-ci conserve son rôle de modèle absolu et veut imposer son système de valeurs et ses méthodes, par exemple la démocratie parlementaire, sans attendre que l'évolution naturelle de chaque peuple l'amène à évoluer naturellement et à inventer lui-même, à son propre rythme, les changements qu'il entend apporter à ses modes de vie, à ses normes juridiques et à ses règles sociales, qui pourront se rapprocher - ou non - des autres pays, y compris de ceux du Nord. Cela prendra évidemment du temps, et ne se fera pas sans des échecs, des drames, des conflits, mais au moins les décisions seront prises de façon endogène et non pas sous l'influence d'experts occidentaux ou occidentalisés.

Pour prendre un exemple concret, à partir d'un domaine qui m'est familier et sur un thème d'actualité, il est évident que la plupart des musées d'Afrique, dont beaucoup ont été créés par des savants européens du temps de la colonisation ou dès le début des indépendances, suivent encore actuellement les principes et les méthodes de  la muséologie et de la muséographie européennes. Il en découle que les débats actuels sur la restitution des biens culturels illégalement détenus par les musées européens portent plus sur des question de conservation et de présentation dans des musées existants ou à construire selon des normes internationalement pratiquées ou recommandées par des experts désignés par l'UNESCO qui est elle-même dominée par les cultures et les valeurs occidentales. Même les objets qui font l'objet de demandes de restitution sont décrits généralement par leurs caractéristiques scientifiques ou esthétiques issus des catégories, des goûts et des cultures occidentales et non pas en fonction de contenus et de significations appartenant aux cultures anciennes et actuelles des territoires et des pays  d’origine.

Les changements imposés à moyen et long terme par le changement climatique, qui sont déjà sensibles actuellement, sont sans doute favorables à une telle approche: il ne s'agit plus de lutter, au Sud, contre un système post-colonial périmé qui a fait la preuve de son inefficacité politique et de sa dangerosité culturelle, mais d'inventer territoire par territoire, pays par pays, région du monde par région du monde, des systèmes politiques et des pratiques économiques et sociales, certes compatibles avec le reste du monde, mais parlant le vocabulaire, les valeurs et les principes de leurs propres cultures.

 

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21 septembre 2019 6 21 /09 /septembre /2019 17:57

Tout le monde maintenant parle de participation et il est vrai que l'évolution des théories et des pratiques de nos démocraties, surtout à l'échelle des territoires, rend l'engagement et l'implication des citoyens dans la solution des problèmes qui les concernent directement, non seulement souhaitable, mais aussi et surtout indispensable si l'on recherche à la fois non pas l'efficacité immédiate mais l'utilité sociale et la soutenabilité à long terme des projets et des actions qui contribuent à la qualité de l'environnement et de la vie de chacun d'entre nous et de nos communautés de proximité.

Des expériences anciennes et d'autres très récentes m'ont amené à réfléchir à la manière dont cette participation, lorsqu'elle est au moins partiellement obtenue, est reconnue et récompensée à sa juste valeur. Certes, on ne manquera pas dans des discours ou des rapports de décrire le degré de participation obtenue, d'en féliciter les acteurs et d'en signaler les effets sur les résultats constatés. Mais ce sont généralement les porteurs de projets, les autorités responsables, les financeurs publics ou privés qui attireront à eux l'essentiel de la lumière, à travers par exemple une inauguration, l'apposition d'une plaque, un communiqué de presse, une exposition et naturellement des publications, scientifiques ou de vulgarisation.

Il est plus rare que des individus, membres de la population, qui ont été associés au projet, qui ont apporté des connaissances ou des savoirs-faire, qui ont contribué manuellement ou intellectuellement, parfois même qui ont été à l'origine de l'action ou déterminants dans son succès, reçoivent en retour le bénéfice social et l'effet d'image qu'ils seraient en droit d'attendre, comme une sorte de droit-d'auteur non financier.

Il y a longtemps que j'ai constaté cette absence de reconnaissance publique, notamment de la part de certains anthropologues, collecteurs d'objets, de musiques, de traditions, preneurs d'images ou de films, qui n'auraient pu rien faire sans des informateurs, des érudits locaux, des musiciens ou des chanteurs, etc. Ils vont publier des articles, des livres, des disques, soutenir des thèses, qui leur assureront la notoriété et faciliteront leurs carrières, mais celles et ceux qui les auront aidés, à part quelques sous si ce sont des "indigènes", ou leurs noms dans des listes en annexe, n'auront que le statut d'informateurs.

Plus récemment, j'ai assisté à la présentation d'une exposition qui relatait une découverte archéologique importante, faite par hasard par deux habitants qui avaient ensuite participé à son étude et à sa mise en valeur, en particulier par des photographies qui avaient rendu possible l'exposition elle-même. Il semblait que, la découverte une fois faite, ses inventeurs n'étaient plus utiles et laissaient toute la place aux spécialistes qui étudiaient et aux politiques qui inauguraient.

Cela m'a rappelé une expérience vécue à l'écomusée du Creusot-Montceau, à la fin des années 1970. Devenu célèbre en France et à l'étranger comme opération innovante et nettement participative, il a attiré de nombreuses équipes de chercheurs universitaires qui trouvaient sur ce territoire une grande richesse pour leurs programmes de recherche ou leurs thèses et qui obtenaient en outre le soutien matériel de l'écomusée et de son personnel, mais surtout un accès au réseau considérable des habitants qui avaient accepté d'apporter leurs mémoires vivantes, leurs savoirs, leurs biens culturels personnels aux activités de leur écomusée. On avait voulu établir un règlement spécial pour les chercheurs, pour encadrer leurs pratiques et les publications qui en résulteraient, dont l'une des clauses principales précisait que les habitants qui auraient participé aux recherches devraient être non seulement consultés sur les textes produits avant publication, mais surtout considérés et reconnus comme co-auteurs (et non pas comme de simples informateurs anonymes). Cette clause n'a jamais été ni comprise, ni respectée par les chercheurs, malgré une première réunion expérimentale très décevante, en 1977, dédiée à l'examen et à la discussion par des groupes d'habitants volontaires des premiers résultats des recherches en cours.

Je crois que l'on peut parler de discrimination : la valeur des savoirs des gens "ordinaires", de leurs compétences professionnelles, de leur mémoire, n'est pas reconnue à égalité avec celle des savoirs académiques. Et surtout, ces gens ordinaires ne sont pas supposés intervenir dans la rédaction finale des articles ou des thèses dont ils ont donné au moins une partie de la matière et parfois même l'essentiel du sens.

Cette question d'un droit d'auteur partagé, ou d'un statut de co-auteur, ne relève sans doute pas (ou pas encore) d'une réglementation quelconque, mais je pense qu'elle devrait faire partie de la déontologie du travail scientifique et des pratiques éditoriales, cela d'autant plus que les co-auteurs non-académiques seraient ainsi obligés à une plus grande rigueur dans leurs contributions, tandis que les co-auteurs académiques devraient se plier à un contrôle d'exactitude sur leurs propres interprétations et conclusions.

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11 septembre 2015 5 11 /09 /septembre /2015 08:56

Il y a quelques années, j'avais été impressionné par le Service éducatif de la Pinacoteca do Estado de São Paulo, qui développait des actions, très diversifiées et très innovantes en contenu et en technique, en direction des handicapés physiques et mentaux et des enfants de la rue, dans le musée et hors du musée. La Pinacoteca est un musée d'art moderne, apparemment très classique, mais dont la préoccupation pour la communauté sortait de l'ordinaire.

Cette fois, il y a quelques jours, j'ai été fasciné par un programme mené conjointement cette année, pour la deuxième fois, par les Ludothèques, un centre de cinéma d'animation et un grand musée national, le Musée Soares dos Reis, à Porto, deuxième ville du Portugal. Et cela s'appelle une "exposition" !

Dans ce programme, on trouve: une exposition proprement dite, un festival de cinéma d'animation, des visites animées et commentées, des ateliers de pratiques ludiques et artistiques, une résidence "ouverte" de cinéma d'animation, des rencontres d'histoire et de mémoire, et bien d'autres choses qui font intervenir des groupes, des musées et d'autres institutions locales.

Porto Desconhecido, c'est le Porto inconnu, celui que l'on ne voit pas, celui des sans domicile fixe (SDF), des gens de la rue, des enfants de ces familles que l'on dit "défavorisées", des vieux isolés, des illettrés. On reconnaît leurs cultures vivantes, on récolte et on met en scène leurs histoires de vie, on valorise leurs talents particuliers et leurs savoir-faire. Puis tout est transformé, de façon participative, en cinéma d'animation.

Pour en savoir plus: allez sur www.facebook.com/PortoDesconhecido. Tout a été filmé et enregistré

Mais ce n'est pas tout. En parlant à ses promoteurs, j'ai découvert:

- que cette manifestation qui a duré deux mois, chacune de ces deux dernières années, avait nécessité 3 ans de préparation intensive de la part des trois structures porteuses, au sein de la population, pour amener les gens à être vraiment "protagonistes" du projet et pas seulement usagers.

- mais aussi que cette production collective était en réalité le résultat de quinze années d'expérimentation, d'immersion dans les populations les plus marginalisées de la ville, de la part sur tout du groupe des ludothèques.

- et enfin que cela fait maintenant environ trente ans que les principaux acteurs se sont préparés à un tel programme collectif.

C'est à dire qu'il ne faut pas regarder seulement l'exposition Porto Desconhecido comme une activité isolée en tous points remarquable, mais comme un simple (?) aboutissement, un moment émergent d'un mouvement continu qui associe des institutions et des populations de tous âges et de toutes cultures dans la construction de projets communs. Il ne sert à rien non plus de calculer le nombre de "visiteurs" de l'exposition: il est impossible de savoir combien de gens ont été, à un moment ou à un autre, touchés par le projet depuis trente ans, quinze ans, trois ans ou six mois. L'action culturelle, l'éducation populaire sont des processus continus, liés à la vie réelle des gens.

Une autre leçon est l'efficacité de la coopération entre des institutions très diverses, aux objectifs et aux méthodes différents, mais qui servent ensemble l'intérêt général et non pas seulement la demande d'une élite ou l'attente des touristes.

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